La légende de Victor Hugo
[extraits]
Paul Lafargue
1842-1911
Victor Hugo appartient désormais à l'impartialité
de l'histoire.
Dès le coup d'Etat de 1852 la légende s'est emparée
de Hugo. Durant l'Empire, dans l'intérêt de la propagande anti-bonapartiste et
républicaine, on n'osait s'opposer à cette cristallisation de la fantaisie, en
quête de demi-dieux : après le 16 mai, il n'y avait pas nécessité de troubler
les dernières années d'un homme âgé, dont le rôle était fini. Mais aujourd'hui
que le poète, célébré par la presse, reconnu et proclamé le "grand homme
du siècle" dort au Panthéon, "la colossale tombe des génies", la
critique reconquiert ses droits. Elle peut sans crainte de compromettre des
intérêts politiques et de blesser inutilement un vieillard devenu inoffensif
étudier la vie de cet homme, au nom retentissant. Elle a le devoir de dégager
la vérité enfouie sous les mensonges et les exagérations.
Les hugolâtres se scandaliseront de ce qu'une
critique impie, ose porter la main sur leur idole : mais qu'ils en prennent
leur parti. – La critique historique ne cherche pas à plaire et ne craint pas
de déplaire. Cette étude, écrite sur des notes recueillies en 1869, n'a pas la
prétention d'épuiser le sujet, mais simplement de mettre en lumière le
véritable caractère de Victor Hugo, si étrangement méconnu.
Paul Lagargue
Sainte Pélagie, 23 juin 1885
Cette étude, écrite depuis des années, le lendemain
de la mort de Victor Hugo, n'a rien perdu de son originalité, le côté de sa vie
publique que j'envisage n'ayant jamais été ni étudié, ni critiqué.
Paul Lagargue
Paris, 30 mars 1891
....Louis XVIII octroyait au poète, en septembre
1822, une pension de 1.000 francs sur sa cassette particulière et, en février
1823, une seconde pension de 2.000 francs sur les fonds littéraires du
ministère de l'Intérieur.
Victor Hugo et ses deux frères, Abel et Eugène, faisaient avec courage
et ténacité le siège de ces fonds littéraires ; en 1821, ils se plaignaient
amèrement de ce que le ministère n'avait pas subventionné leur revue
bimensuelle, Le Conservateur littéraire [4].
Ils défendaient avec âpreté le fond des reptiles en même temps qu'ils
l'attaquaient avec convoitise ; ainsi le Conservateur s'indignait contre
Benjamin Constant, cet "ex-homme de lettres qui a fait refuser à la
Chambre une somme de 40.000 francs destinée à donner des encouragements aux
gens de lettres. Le but du député libéral est, dit-il, d'empêcher que cette
somme ne serve à soudoyer quelque pamphlétaire ministériel [5]".
Rogner les fonds secrets du ministre, c'était porter la main sur la propriété
des Hugo. A la fin de l'année 1826, Victor réclamait au vicomte de la
Rochefoucauld une augmentation de la part qui lui revenait sur ces fonds :
depuis que ma pension a été accordée, écrivait-il,
"quatre ans se sont écoulés et si ma pension est restée ce qu'elle était,
j'ai eu du moins la joie (qui ne le réjouissait pas) de voir la bonté du roi
augmenter les pensions de plusieurs hommes de lettres de mes amis et dont
quelques-uns la dépassent de plus du double. Ma pension seule étant restée
stationnaire, je pense, monsieur le vicomte, n'être pas sans quelque droit à
une augmentation... Je dépose avec confiance ma demande entre vos mains, en
vous priant de vouloir la mettre sous les yeux de ce roi qui veut faire des
beaux-arts, le fleuron le plus éclatant de sa couronne."
On ne tint nul compte de la demande si pressante et si motivée du fidèle
serviteur, qui pour se consoler, épancha son désappointement, dans une pièce de
vers, où il traita Charles X de "roi-soliveau" et ses ministres de
malandrins, qui "vendraient la France aux cosaques et l'âme aux
hiboux." Mais afin de conserver les pensions acquises, il garda ses vers
en portefeuille jusqu'en 1866 : ils sont publiés dans Les chansons des rues
et des bois sous le titre : "Ecrit en 1827."
Il est regrettable que Victor Hugo, au lieu de
prêter à sa mère ses opinions royalistes pour pallier son péché de royalisme,
n'ait pas simplement avoué la vérité, qui était si honorable.
En effet qu'y a-t-il de plus honorable que de
gagner de l'argent ! Hugo vendait au roi et à ses ministres son talent lyrique,
comme l'ingénieur et le chimiste louent aux capitalistes leurs connaissances
mathématiques et chimiques, il détaillait sa marchandise intellectuelle en
strophes et en odes, comme l'épicier et le mercier débitent leur cotonnade au
mètre et leur huile en flacons.
S'il avait confessé qu'en rimant l'ode sur la naissance du duc de
Bordeaux ou l'ode sur son Baptême, ou n'importe quelle autre de ses
odes, il avait été inspiré et soutenu par l'espoir du gain, il aurait du coup
conquis la haute estime de la Bourgeoisie, qui ne connaît que le donnant-donnant
et l'égal échange et qui n'admet pas que l'on distribue des vers, des
asticots ou des savates gratis pro deo. Convaincue que Victor Hugo ne
faisait pas de "l'art pour l'art", mais produisait des vers pour les
vendre, la bourgeoisie aurait imposé silence aux plumitifs envieux qui, sous
Louis-Philippe, reprochaient à l'écrivain, ses gratifications royales.
Si le poète avait, sans ambages et détours exposé le véritable motif de
sa conduite royaliste, il aurait rendu à la poésie française un service plus
réel qu'en écrivant Hernani, Ruy Blas et surtout la préface de Cromwell
: il aurait doté la France de plusieurs Hugo, bien qu'un seul suffise et
au-delà à la gloire d'un siècle.
Baudelaire, cet esprit mal venu dans ce siècle de
mercantilisme, ce mal appris qui abominait le commerce, se lamentait de ce que
lorsque :
le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié.
Pourquoi, dans les familles bourgeoises, des imprécations et des colères
accueillent le poète à sa naissance ? Parce que, on a si souvent répété que les
poètes vivent dans la pauvreté et meurent à l'hôpital, comme Gilbert, comme
Malfilâtre, que les pères et mères ont dû finir par croire que poésie était
synonyme de misère.
Mais si on leur avait prouvé que dans ce siècle du
Progrès, les romantiques avaient domestiqué la muse vagabonde, qu'ils lui
avaient enseigné l'art de "jouer de l'encensoir, d'épanouir la rate du
vulgaire, pour gagner le pain de chaque soir" [6],
et si on leur avait montré le chef de l'école romantique recevant à vingt ans
trois mille francs de pension pour des vers "somnifères" les parents,
jugeant que la poésie rapportait davantage que l'élève des lapins ou la tenue
des livres auraient encouragé, au lieu de réprimer, les velléités poétiques de
leur progéniture [7].
La bourgeoisie industrielle et commerciale n'aurait pas attendu sa mort
pour ranger Victor Hugo, parmi les plus grands hommes de son histoire, si elle
avait connu les sacrifices héroïques qu'il s'imposa et les tortures mentales
qu'il supporta pour acquérir ces deux pensions...
....Sous le pseudonyme de Genty, le général Hugo
[le père de Victor] publiait en 1818 une brochure où se mêlent avec bonheur les
préoccupations de l'industriel et du philanthrope [14].
Il y résout ce double problème : donner une dot aux enfants trouvés, et
procurer des travailleurs blancs aux planteurs, qui ne pouvaient plus, comme
par le passé, aller chercher des noirs sur la côte africaine.
Les travailleurs blancs seraient pris aux Enfants trouvés. Le
gouvernement élevant ces enfants à ses frais, peut en disposer à son gré :
"il se chargerait de fournir aux colons, des enfants dans l'âge de 9 à 10
ans pour les filles, et de 10 à 11 ans pour les garçons. L'engagement pour tous
prendrait la date même de leur embarquement et ne pourrait excéder 15 années, à
l'expiration desquelles il cesserait de droit. L'administration ferait alors
compter à ces enfants à titre de dot, savoir aux hommes 600 francs, et aux
femmes 500 francs." Ce projet satisferait tout le monde, et lierait
étroitement les colonies à la métropole. Les colons achetaient leurs négrillons
des 2 et 4 cents francs : la mère patrie leur fournit les petits blancs gratis.
Les enfants blancs qui résisteraient au régime des
coups de fouet et de travail forcé des planteurs, recevraient au bout de 15
ans, une dot de 5 à 6 cents francs. La philanthropie bourgeoise qui a inventé
la prison cellulaire, le travail forcé des femmes et des enfants dans les
ateliers, qui valse et minaude dans les bals de charité pour apaiser la faim
des affamés, devrait reprendre le projet du général Hugo et en faire le complément
de la loi des récidivistes [15].
La révolution de 1830 désarçonne Victor Hugo, mais ne l'empêche pas de
continuer, comme par le passé, à toucher ses trois mille francs de pension si
honorablement gagnés. La préface des Feuilles d'Automne, publiée en
1831, le montre hésitant, il avait noué des relations avec de jeunes et ardents
républicains qui, pour l'attirer, le flattaient : ainsi la Biographie des
contemporains de Rabbe, dit que "Hugo avait chanté les trois jours
dans les plus beaux vers qu'ils avaient inspirés". Mais les doctrines
républicaines, qui ne savaient se donner du poids par des gratifications,
pénétraient difficilement dans son cerveau : il n'eut pas besoin, comme le
Marius des Misérables, de monter sur les barricades et d'y recevoir des
blessures pour se guérir de son néo-républicanisme.
Dès qu'il comprend que le trône de Louis-Philippe
est affermi, il déclare "il nous faut la chose république et le mot
monarchie" [16].
Cette phrase qui paraîtra un plagiat du mot historique de Béranger, est une
profession de foi : elle voulait dire, qu'il allait accepter les grâces et
faveurs de la monarchie, tout en restant républicain dans son for intérieur.
Sous Louis XVIII et Charles X, il adorait Napoléon dans son cœur, et
l'insultait dans les vers publiés, pour plaire à ses patrons légitimistes. Le
républicain flatta Louis-Philippe pour obtenir la pairie, comme le napoléonien
adula les Bourbons pour arracher des pensions.
Le 21 juillet 1842, il eut le courage de jeter à la face de
Louis-Philippe des phrases de ce calibre :
"Sire, vous êtes le gardien auguste et infatigable
de la nationalité et de la civilisation... Votre sang est le sang du pays,
votre famille et la France ont le même cœur... Sire, vous vivrez longtemps
encore, car Dieu et la France ont besoin de vous".
Victor Hugo a toujours été cosmopolite : il
unissait tous les rois d'Europe dans son adulation. Plus tard, après 1848, il
parlera des Etats-Unis d'Europe. Mais auparavant il avait "béni
l'avènement de la reine Victoria" et célébré le Czar Nicolas "le
noble et pieux empereur" [17].
En 1846, il priait le baron de Humboldt de remettre un de ses discours
académiques "à son auguste roi, pour lequel, vous connaissez ma sympathie
et mon admiration". Cette majesté si admirée était Guillaume IV, roi de
Prusse et frère de l'empereur d'Allemagne, couronné à Versailles [18].
L'histoire ne raconte pas si le poète reçut des gratifications des
Majestés-Unies d'Europe.
Enfin arrive le grand jour : Hugo reconquérant la
liberté de sa pensée, ne sera plus obligé de flatter les rois en public et de
chérir la république dans son for intérieur.
La révolution de 1848 chasse "l'auguste gardien de la
civilisation" et juche au pouvoir les républicains du National. Un
instant on croit la régence possible, Victor Hugo s'empresse de la demander,
place des Vosges ; on proclame la république, Victor Hugo, sans perdre une
minute, se métamorphose en républicain. Les personnes qui s'arrêtent aux
apparences, l'accuseront d'avoir varié, parce que tour-à-tour il fut
bonapartiste, légitimiste, orléaniste, républicain ; mais une étude un peu
attentive montre au contraire que sous tous ces régimes, il n'a jamais modifié
sa conduite, que toujours, sans se laisser détourner par les avènements et les
renversements de gouvernement, il poursuivit un seul objet, son intérêt
personnel, que toujours il resta hugoïste, ce qui est pire qu'égoïste, disait
cet impitoyable railleur de Heine, que Victor Hugo, incapable d'apprécier le
génie, ne put jamais sentir.
Est-ce la faute à ce pauvre homme, si pour faire fortune, le but sérieux
de la vie bourgeoise, il dut mettre à son chapeau toutes ces cocardes ? Si
faute il y a, qu'elle retombe sur la bourgeoisie qui acclama et renversa
successivement tous ces gouvernements. Hugo pâtit de ces variations politiques
:
jusqu'en 1830, il dut étouffer son ardente
admiration pour Napoléon ; et jusqu'en 1848, il dut ensevelir son
républicanisme sous des flatteries au roi, comme Harmodius cachait son poignard
tyrannicide sous des fleurs.
Ils comprennent bien mal Hugo, ceux qui voient en lui un homme voué à la
réalisation d'une idée : à ce compte sa vie serait un tissu de contradictions
irréductibles. Il laissa ce rôle aux idéologues, aux hurluberlus qui rêvent
leur vie; il se contenta d'être un homme raisonnable, ne s'inquiétant, ni de
l'effigie de ses pièces de cent sous, ni de la forme du gouvernement qui
maintient l'ordre dans la rue, fait marcher le commerce, et donne des pensions
et des places.
Dans son autobiographie il déclare explicitement
que "la forme du gouvernement lui semblait la question secondaire".
Dans la préface des Voix intérieures de 1837, il avait pris pour devise
: "Etre de tous les partis par leurs côtés généreux, (c'est-à-dire qui
rapportent) ; n'être d'aucun par leurs mauvais côtés (c'est-à-dire qui
occasionnent des pertes)".
Hugo a été un ami de l'ordre: il n'a jamais conspiré contre aucun
gouvernement, celui de Napoléon III excepté, il les a tous acceptés et soutenus
de sa plume et de sa parole et ne les a abandonnés que le lendemain de leur
chute.
Sa conduite est celle de tout commerçant, sachant
son métier : une maison ne prospère, que si son maître sacrifie ses préférences
politiques et accepte le fait accompli.
Les Dollfus, les Kœchlin, les Scheurer-Kestner, ces républicains modèles
de Mulhouse, la cité libre jusqu'en 1793, ne se sont-ils pas accommodés à tous
les régimes qui, depuis près d'un siècle, se sont succédés en Alsace ;
n'ont-ils pas reçu des subventions de l'empire et ne lui ont-ils pas réclamé
des franchises douanières pour leur industrie et des mesures répressives contre
leurs ouvriers ? Les affaires d'abord, la politique ensuite.
De 1848 à 1885, Hugo se comporte en "républicain honnête et
modéré" et l'on peut défier ses adversaires de découvrir pendant ces
longues années, un seul jour de défaillance.
En 1848, les conservateurs et les réactionnaires
les plus compromis se prononcèrent pour la république que l'on venait de
proclamer : Victor Hugo n'hésita pas une minute à suivre leur noble exemple.
"Je suis prêt, dit-il, dans sa profession de foi aux électeurs, à
dévouer ma vie pour établir la République qui multipliera les chemins de fer...
décuplera la valeur du sol... dissoudra l'émeute... fera de l'ordre, la loi des
citoyens... grandira la France, conquerra le monde, sera en un mot le
majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait."
Cette république est la bonne, la vraie, la république des affaires, qui
présente "les cotés généreux" de sa devise de 1837.
— Je suis prêt continua-t-il, à dévouer ma vie pour "empêcher
l'établissement de la république qui abattra le drapeau tricolore sous le
drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera à bas la statue de
Napoléon et dressera la statue de Marat, détruira l'Institut, l'Ecole
Polytechnique et la Légion d'honneur ; ajoutera à l'illustre devise : Liberté,
Egalité, Fraternité, l'option sinistre : ou la mort ; fera
banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit
qui est la fortune de tous et le travail qui est le pain de chacun, abolira la
propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les
prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l'Europe en feu et
la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera
la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu." Cette
république est la république sociale.
Victor Hugo a loyalement tenu parole. Il était de
ceux qui fermaient les ateliers nationaux, qui jetaient les ouvriers dans la
rue, pour noyer dans le sang les idées sociales, qui mitraillaient et
déportaient les insurgés de juin, qui votaient les poursuites contre les
députés soupçonnés de socialisme, qui soutenaient le prince Napoléon, qui
voulaient un pouvoir fort pour contenir les masses, terroriser les socialistes,
rassurer les bourgeois et protéger la famille, la religion, la propriété
menacées par les communistes, ces barbares de la civilisation.
Avec un courage héroïque, qu'aucune pitié pour les vaincus, qu'aucun
sentiment pour la justice de leur cause n'ébranlèrent, Victor Hugo, digne fils
du Brutus Hugo de 1793, vota avec la majorité, maîtresse de la force. Ses votes
glorieux et ses paroles éloquentes sont bien connus ; ils sont recueillis dans
les annales de la réaction qui accoucha de l'empire ; mais on ignore la conduite,
non moins admirable de son journal, l'Evénement fondé le 30 juillet
1848, avec le concours de Vacquerie, de Théophile Gautier, et de ses fils ;
elle mérite d'être signalée.
L'Evénement prenait cette devise, qui, après juin, était de
saison : "Haine à l'anarchie — tendre et profond amour du peuple." Et
pour qu'on ne se méprit pas sur le sens de la deuxième sentence, le numéro
spécimen disait que l'Evénement "vient parler au pauvre des droits
du riche, à chacun de ses devoirs.
" Le numéro du premier novembre annonçait "qu'il est bon que
le National qui s'adresse à l'aristocratie de la République se donne
pour 15 centimes, que l'Evénement qui veut parler au pauvre se vende
pour un sou." Le poète commençait à comprendre que dans les petites
bourses des pauvres, se trouvaient de meilleures rentes que dans les fonds
secrets des gouvernements et les coffres-forts des riches.
Suivant l'exemple donné par les Thiers de la rue de Poitiers, car Victor
Hugo imita toujours quelqu'un, l'Evénement endoctrine le peuple, répand,
dans les masses ouvrières les saines et consolantes théories de l'économie
politique, réfute Proudhon, combat "le langage des flatteurs du peuple,
qui le calomnient.
Le peuple écoute ceux qui l'entretiennent des
principes et des devoirs plus volontiers que ceux qui lui parlent de ses
intérêts et de ses droits." (Numéro du 1er novembre).
Il se fait l'apôtre du libéralisme, cette religion bourgeoise qui amuse
le peuple avec des principes, lui inculque des devoirs, et le détourne de ses
intérêts et de ses droits ; qui lui fait abandonner la proie pour l'ombre.
Après l'insurrection de juin, il ne restait, selon Hugo, qu'un moyen de
sauver la République : — la livrer à ses ennemis. Thiers pensait ainsi après la
Commune. La Réforme incapable de s'élever jusqu'à l'intelligence de
cette machiavélique tactique, se plaignait de ce que "les républicains
sont mis à l'index. On les fuit, on les renie, tandis qu'il n'y a pas de
légitimistes ou d'orléanistes, si décriés, dont on n'épaule l'ignorance et qu'on
n'essaie de réhabiliter à tout prix."
L'Evénement lui rive son clou avec
cette frappante réplique : "Si les républicains sont à ce point suspects,
n'est-ce pas la faute des républicains ?... Le christianisme n'a été réellement
puissant que lorsque les prêtres en ont perdu la direction." (Numéro du
1er août). Et pour protéger la République contre les républicains le journal de
Victor Hugo entre en campagne contre Caussidière parce qu'il n'est pas "la
tête, mais la main" ; contre Louis Blanc, parce que "son crime, ce
sont ses idées ; ses livres, ses discours ; ses complices, ce sont ses trois
cent mille auditeurs!" (Numéro du 27 août) ; contre Proudhon parce qu'il
est "un petit homme à figure commune ; un misérable avocat du peuple"
; contre Ledru-Rollin parce que "ses circulaires ont plongé la
civilisation dans une guerre civile de quatre jours. Depuis le 24 février
jusqu'au 24 juin M. Ledru-Rollin a été un de ceux qui ont le plus contribué à
frayer la route à l'abîme." (Numéro du 6 août).
Mais c'est en poursuivant de ses injures, de ses
colères et de ses dénonciations les vaincus de juin, que l'Evénement
donne la mesure de son profond amour pour la République. Ecoutez, c'est
l'auteur des Châtiments qui parle : "Hier, au sortir de la plus
douloureuse corruption, ce qui se déchaîna, ce fut la cupidité ; ceux qui
avaient été les pauvres n'eurent qu'une idée, dépouiller les riches. On ne
demanda plus la vie, on demanda la bourse. La propriété fut traitée de vol ;
l'Etat fut sommé de nourrir à grands frais la fainéantise ; le premier soin des
gouvernants fut de distribuer, non le pouvoir du roi, mais les millions de la
liste civile, et de parler au peuple non de l'intelligence et de la pensée mais
de la nourriture et du ventre... Oui, nous sommes arrivés à ce point que tous
les honnêtes gens, le cœur navré et le front pâle, en sont réduits à admettre
les conseils de guerre en permanence, les transportations lointaines, les clubs
fermés, les journaux suspendus et la mise en accusation des représentants du
peuple." (Numéro du 28 août).
La dure nécessité qui navrait le cœur des honnêtes gens et
l'endurcissait pour la répression impitoyable, obligeait Hugo à mentir
impudemment.
Le 28 août 1848, Victor Hugo, pour exciter les conseils de guerre à
condamner sans pitié, dénonce les vaincus comme des "pauvres qui n'eurent
qu'une idée : dépouiller les riches." Deux mois auparavant, les pillards
de juin avaient envahi sa maison. Ils savaient qu'il était "un des
soixante représentants envoyés par la Constituante pour réprimer l'insurrection
et diriger les colonnes d'attaques." Ils fouillèrent les appartements pour
chercher des armes ; ils virent pendu au mur "un yatagan turc, dont la
poignée et le fourreau étaient en argent massif... rangés sur une table, des
bijoux, des cachets précieux en or et en argent... quand ils furent partis, on
constata... que ces mains noires de poudre n'avaient touché à rien. Pas un
objet précieux ne manquait." Ce sont là les propres paroles de Victor
Hugo, narrant le sac de sa maison par les pillards de juin. Mais pour raconter
la scène, il attendit que les conseils de guerre eussent terminé leur œuvre de
répression ; il était alors exilé. — Victor Hugo reste toujours le même, au
milieu des circonstances les plus diverses : pendant la restauration
légitimiste, il insulte Napoléon, qui l'enthousiasme, pendant la réaction
bourgeoise, il calomnie les insurgés, dont il admire les actes de délicate
probité.
Une étrange fatalité pesa sur Victor Hugo ; toute
sa vie, il fut condamné à dire et à écrire le contraire de ce qu'il pensait et
ressentait.
En exil, pour plaire à son entourage, il pérora sur la liberté de la
presse, de la parole et bien d'autres libertés encore ; cependant il ne
détestait rien plus que cette liberté, qui permet "aux démagogues
forcenés, de semer dans l´âme du peuple des rêves insensés, des théories
perfides... et des idées de révolte." (Evénement du 3 novembre).
L'insurrection abattue, la Chambre vota le
cautionnement qui commandait "silence aux pauvres !" selon
l'expression de Lamennais. L'Evénement s'empressa, ainsi que les Débats,
le Constitutionnel et le Siècle d'approuver cette "mesure si
favorable à la presse sérieuse. Nous la considérons... comme nécessaire... la
Société avait une liberté gangrenée ; le cautionnement ce chirurgien redouté
vient d'opérer le corps social." (Numéro du 11 août). Le libertaire Hugo
n'était pas homme à hésiter devant l'amputation de toute liberté qui inquiète
la classe possédante et trouble les cours de la bourse.
Victor Hugo commit alors la grande bévue de sa vie politique : il prit
le prince Napoléon pour un imbécile, dont il espérait faire un marchepied.
D'ailleurs c'était l'opinion générale des politiciens sur celui que Rochefort
devait surnommer le Perroquet mélancolique : car même dans l'erreur, Hugo ne
fut pas original, en se trompant il imitait quelqu'un. Il était si absorbé par
le désir de se caser dans un ministère bonapartiste, qu'il ne s'aperçut pas que
les Morny, les Persigny et les autres Cassagnac de la bande avaient accaparé
l'imbécile et qu'ils entendaient s'en réserver l'exploitation. Ces messieurs,
avec un sans-gêne qui l'étonna et le choqua grandement, l'envoyèrent potiner
dans sa petite succursale de la rue de Poitiers et escamotèrent à son nez et à
sa barbe le ministère si ardemment convoité. Au lieu d'embourser son mécompte
et de contenir son indignation comme s'était son habitude, il s'oublia et se
jeta impétueusement dans l'opposition. Les républicains de la Chambre, manquant
d'hommes, l'accueillirent malgré son passé compromettant et le sacrèrent chef.
Grisé il rêva la présidence.
Le coup d'Etat qui surprit au lit les chefs républicains, dérangea ses
plans, il dut suivre en exil ses partisans, puisqu'ils l'avaient promu chef.
Les chenapans qui, à l'improviste, s'étaient emparés du gouvernement, étaient
si tarés, leur pouvoir semblait si précaire, que les bourgeois républicains
balayés de France, ne crurent pas à la durée de l'Empire. Durant des semaines
et des mois, tous les matins, tremblants d'émotion, ils dépliaient leur journal
pour y lire la chute du gouvernement de décembre et leur rappel triomphal ; ils
tenaient leurs malles bouclées pour le voyage. Ces républicains bourgeois qui
avaient massacré et déporté en masse les ouvriers, assez naïfs, pour réclamer à
l'échéance les réformes sociales qui devaient acquitter les trois mois de
misère, mis au service de la République, ne comprenaient pas que le Deux
Décembre était la conséquence logique des journées de juin. Ils ne
s'apercevaient pas encore que lorsqu'ils avaient cru ne mitrailler que des
communistes et des ouvriers, ils avaient tué les plus énergiques défenseurs de
leur République. Victor Hugo, qui était
incapable de débrouiller une situation politique, partagea leur aveuglement ;
il injuria en prose et en vers le peuple parce qu'il ne renversait pas à
l'instant l'Empire que lui et ses amis avaient fondé et consolidé dans le sang
populaire.
Jeté à bas de ses rêves ambitieux et enfiévré par l'attente incessante
de la chute immédiate de Napoléon III, Hugo pour la première et l'unique fois
de sa vie lâche la bride aux passions turbulentes qui angoissaient son cœur.
Déçu dans ses ambitions personnelles, il s'attaque furibondement aux personnes,
aux Rouher, aux Maupas, aux Troplong, qui culbutèrent ses projets : il les prend
à bras le corps, les couvre de crachats, les mord, les frappe, les terrasse,
les piétine avec une fureur épileptique. Le poète est sincère dans les
Châtiments : il est là tout entier avec sa vanité blessée, son ambition
trompée, sa colère jalouse et son envie rageuse. Ses vers que les
amplifications oiseuses et des comparaisons étourdissantes rendent d'ordinaire
si froids, s'animent et vibrent de passion. On y dégage, sous des charretées de
fatras romantique, des vers acérés comme des poignards et brûlants comme des
fers rouges ; des vers que répètera l'histoire. Les Châtiments,
l'ouvrage le plus populaire de Victor Hugo, apprit à la jeunesse de l'Empire la
haine et le mépris des hommes de l'Empire.
Il est des hugolâtres de bonne compagnie, monarchistes, voire même
républicains, qui s'effarent aux engueulades des Châtiments : ils n'en
parlent jamais ou si parfois ils les mentionnent, c'est avec des précautions
oratoires et des réticences infinies. Leur pudibonderie les empêche de
reconnaître les services que ce pamphlet enragé rendit et rend encore aux
conservateurs de toute provenance. Hugo agonise d'insultes les Canrobert et les
Saint-Arnaud de la troupe bonapartiste de décembre ; mais il ne décoche pas un
seul vers aux Cavaignac, aux Bréa et aux Clément Thomas de la bande bourgeoise
de juin. Massacrer les socialistes en blouse, lui semble dans l'ordre des
choses, mais charger sur le boulevard Montmartre, emporter d'assaut la maison
Sallan-drouze, canarder quelques bourgeois en frac et chapeau gibus ! Oh ! le
plus abominable des crimes !
Les Châtiments ignorent Juin et ne dénoncent que Décembre : en
concentrant les haines sur Décembre, ils jettent l'oubli sur Juin.
Dans sa préface du 18 Brumaire, Karl Marx dit à propos de Napoléon
le Petit : "Victor Hugo se borne à des invectives amères et
spirituelles contre l'éditeur responsable du coup d'Etat. Dans son livre
l'événement semble n'être qu'un coup de foudre dans un ciel serein, que l'acte
de violence d'un seul individu. Il ne remarque pas qu'il grandit cet individu,
au lieu de le rapetisser, en lui attribuant une force d'initiative propre,
telle qu'elle serait sans exemple dans l'histoire du monde." Mais en
magnifiant, sans s'en douter, Napoléon le Petit en Napoléon le Grand, en
empilant sur sa tête les crimes de la classe bourgeoise, Hugo disculpe les
républicains bourgeois qui préparèrent l'empire et innocente les institutions
sociales qui créent l´antagonisme des classes, fomentent la guerre civile,
nécessitent les coups de force contre les socialistes et permettent les coups
d'Etat contre la bourgeoisie parlementaire.
En accumulant les colères sur les individus, sur
Napoléon et ses acolytes, il détourne l'attention populaire de la recherche des
causes de la misère sociale, qui sont l'accaparement des richesses sociales par
la classe capitaliste ; il détourne l'action populaire de son but
révolutionnaire, qui est l'expropriation de la classe capitaliste et la
socialisation des moyens de production. — Peu de livres ont été plus utiles à
la classe possédante que Napoléon le Petit et Les Châtiments.
D'autres hugolâtres, panégyristes maladroits, prenant au sérieux les
déclarations de dévouement et de désintéressement du poète, le représentent
comme un héros d'abnégation ; — ils le dépouillent de son prestige bourgeois,
par simplicité. A les entendre, il aurait été un de ces maniaques dangereux,
entichés d'idées sociales et politiques, au point de leur sacrifier les
intérêts matériels ; ils voudraient l'assimiler à ces Blanqui, à ces Garibaldi,
à ces Varlin, à ces fous qui n'avaient qu'un but dans la vie, la réalisation de
leur idéal. — Non, Victor Hugo n'a jamais été assez bête pour mettre au service
de la propagande républicaine, même quelques milliers de francs de ses millions
; — s'il avait sacrifié n'importe quoi pour ses idées, un cortège de bourgeois,
aussi nombreux, ne l'aurait pas accompagné au Panthéon ; M. Jules Ferry lui
souhaitant sa fête, deux ans avant sa mort, ne l'aurait pas salué du nom de
Maître. Si Victor Hugo avait fait de cette politique de casse-cou, il serait
sorti de la tradition bourgeoise. Car la caractéristique de l'évolution
politique dans les pays civilisés, est de débarrasser la politique des dangers
qu'elle présentait et des sacrifices qu'elle exigeait autrefois.
En France, en Angleterre, aux Etats-Unis les
ministres au pouvoir et les élus à la Chambre et aux Conseils municipaux, ne se
ruinent plus, mais s'enrichissent : dans ces pays on ne condamne plus des
ministres pour tripotages boursicotiers, malversations financières et abus de pouvoir.
La responsabilité parlementaire couvre leurs fautes et les protège contre toute
poursuite.
La France républicaine a donné un mémorable exemple de cette politique
raisonnable et agréable le jour qu'elle éleva au rang de sénateurs MM. Broglie
et Buffet pour les consoler d'avoir échoué dans leur tentative du coup d'Etat
monarchiste. La politique parlementaire est une carrière lucrative : elle
n'offre aucun des risques pécuniers du commerce et de l'industrie ; un petit
capital d'établissement, une bonne provision de bagout, un brin de chance et
beaucoup d'entregent y assurent le succès. Hugo ne connaissait que cette
politique positive. Dès qu'il se convainquit que l'existence de l'empire était
assurée pour un long temps, il éteignit ses foudres justiciardes et concentra
toute son activité à son commerce d'adjectifs et de phrases rimées et rythmées.
Il avait dans son aveugle emportement lancé des déclarations si
catégoriques, et pour son malheur elles eurent un retentissement si
considérable ; il avait marqué les hommes du coup d'Etat de vers si cuisants,
qu'il était impossible de les faire oublier ; il lui fallut rester républicain
et renoncer à la politique ; il jugea qu'il valait mieux accepter bravement le
rôle de martyr de la République, de victime du Devoir. Le rôle séduisait sa
vanité. S'il n'était pas né dans une île, ainsi que Napoléon, il allait vivre
exilé dans une île ainsi que lui.
Imiter Napoléon, devenir le Napoléon des lettres,
berça l'ambition de toute sa vie.
Les proscrits coudoient toutes les misères, disait le grand Florentin ;
mais Hugo avait plus d'intelligence que Dante. Avec un art que n'égala jamais
Barnum, il fit de l'exil la plus retentissante des réclames. L'exil était
l'enseigne criarde et aveuglante accrochée à sa boutique de librairie de
Haute-Ville House. Les rois ne l'avaient pensionné que d'une somme de 3,000
francs ; sa clientèle bourgeoise lui valait cinquante mille francs par an. Il
n'avait pas perdu au change. Il trouva que l'Empire avait du bon :
"Napoléon a fait ma fortune", avouait-il dans un de ces rares
moments, où il déposait sa couronne d'épines. Comment la bourgeoisie
bourgeoisante ne s'extasierait-elle pas devant cet homme, qui avait su rendre
l'exil si doux et si profitable ? — Les génies que l'on renomme ne savent
trouver que douleurs dans l'exil, les commerçants qui s'expatrient au Sénégal,
aux Indes, ces pays de fièvres et d'hépatites, après des dix et vingt ans
d'exil ne parviennent à amasser qu'une pelote de quelques centaines de mille
francs, s'ils ont en poupe le vent de la chance ; et
lui Victor Hugo, le Prométhée moderne, vit dans une île délicieuse, où les
médecins envoient leurs invalides, il s'entoure d'une cour d'adulateurs
empressés, qui le font mousser, il voyage tranquillement en Europe, il
thésaurise des millions et il obtient la palme du martyre !...
Les amis et les adversaires de Victor Hugo, ont accrédité des jugements
téméraires portés sur lui par la crainte et l'admiration : dans l'intérêt de sa
gloire il est nécessaire de les réviser.
La phraséologie fulgurante du Hugo des trente-cinq dernières années
donne la chair de poule aux trembleurs qu'épouvantent les mots ; aux
Prudhommes, pour qui tout saltimbanque, jonglant avec les vocables Liberté,
Egalité, Fraternité, Humanité, Cosmopolitisme, Etats-Unis d'Europe, Révolution
et autres balançoires du libéralisme, est un révolutionnaire, un socialiste bon
à coffrer, sinon à fusiller. Mais Hugo, et c'est là son plus sérieux titre à la
gloire, sut mettre en contradiction si flagrante ses actes et ses paroles,
qu'il ne s'est pas encore rencontré en Europe et en Amérique un politicien pour
démontrer d'une manière plus éclatante la parfaite innocuité des truculentes
expressions du libéralisme.
Ainsi que l'on se nourrit de pain et de viande, Hugo se repaît d'Humanité
et de Fraternité. — Le 14 août 1848, huit jours après le départ du premier
convoi, qui transportait 581 insurges, il fonda à côté de la Réunion de la rue
de Poitiers la Réunion de la Fraternité. La peur de perdre leur cher
argent, que les Pereire et les Mirès de la finance impériale, devaient
confisquer si allègrement, avait enragé les petits bourgeois de 1848. La presse
honnête et modérée racontait sur les insurgés des histoires épouvantables : —
Maisons pillées, mobiles sciés entre deux planches, crânes qu'on emplissait de
vin et qu'on vidait en chantant des obscénités... Hugo savait que si les
insurgés envahissaient les maisons, ils ne les pillaient pas ; il les avait vus
se battre en héros. La simple humanité lui commandait de protester contre ces
idiotes calomnies et d'essayer d'apaiser ces bourgeois apeurés, réclamant une
impitoyable répression.
Mais la Fraternité hugoïste n'était pas de
composition si humaine, elle n'entendait pas suspendre l'action des conseils de
guerre, "mais tempérer l'œil du juge par les pleurs du frère... et tâcher
de faire sentir jusque dans la punition la fraternité de l'assemblée." (Evénement,
nº 14). — Et dans presque tous les numéros, l'Evénement continuait à
exciter les colères et les peurs contre les vaincus [19].
La liberté était un des Pégases, qu'enfourchait Hugo. Mais il faut être
par trois fois Prudhomme pour ne pas s'apercevoir que le Pégase hugoïste était
trop gonflé de vent pour prendre le mors aux dents et lancer des pétarades. La
fougueuse liberté de Hugo était un humble bidet, qu'il remisait dans l'écurie
de tous les gouvernements. Depuis l'immortelle révolution de 1789, Liberté,
Liberté chérie, est le refrain à la mode. Tous les politiciens depuis Polignac
jusqu'à Napoléon le Petit l'ont répété sur tous les tons. Hugo le chantait à
plein gosier quand il approuvait le cautionnement qui amputait du corps social
la "liberté gangrenée" de la presse.
Hugo planta dans ses vers la rouge cocarde de l'Egalité. Mais il y a
égalité et égalité comme poètes et poètes : il en existe autant que de morales.
Toute classe, tout corps social fabrique à l'usage de ses membres une morale
spéciale. La morale du commerçant, l'autorise à vendre sa marchandise dix et
vingt fois au dessus de sa valeur, s'il le peut ; celle du juge d'instruction
l'incite à user de la ruse et du mensonge pour forcer le prévenu à s'accuser ;
celle de l'agent de mœurs l'oblige à faire violer médicalement les femmes qu'il
soupçonne de travailler avec leur sexe ; celle du rentier le dispense d'obéir
au commandement biblique : — "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton
front..." La mort établit à sa façon une égalité ; la grosse et la petite
vérole en créent d'autres ; les inégalités sociales ont mis au monde deux
égalités de belle venue : l'égalité du ciel, qui pour les chrétiens compense
les inégalités de la société et l'égalité civile, cette très sublime conquête
de la Révolution sert aux mêmes usages.
Cette égalité civile, qui conserve aux Rothschild
leurs millions et leurs parcs, et aux pauvres leurs haillons et leurs poux, est
la seule égalité que connaisse Hugo. Il aimait trop ses rentes et les
antithèses pour désirer l'égalité des biens qui du coup lui eut enlevé ses
millions et dérobé les plus faciles et les plus brillants contrastes de sa
poétique.
Bien au contraire, l'Evénement du 9
septembre 1848 prenait la défense du "luxe que calomniait la fausse
philanthropie de nos jours" et démontrait triomphalement la nécessité de
la misère pour arriver à l'équilibre social. — "L'opulence oisive est la
meilleure amie de l'indigence laborieuse, développe le journal hugoïste. Qui
est-ce qui fournit à la richesse ce ruineux superflu ; cette recherche, ce
colifichet dont se compose la mode et le plaisir ? Le travail, l'industrie,
l'art, c'est-à-dire la pauvreté. Le luxe est la plus certaine des aumônes c'est
une aumône involontaire. Les caprices du riche sont les meilleurs revenus du
pauvre. Plus le salon aura de plaisir, plus l'atelier aura de bien-être.
Mystérieuses balances qui mesurent les plus lourdes
nécessités d'une partie de la société aux plus légères frivolités de l'autre !
Equilibre étrange qui s'établit entre les fantaisies d'en haut, et les besoins
d'en bas ! Plus il y a de fleurs et de dentelles dans le plateau qui monte,
plus il y a de pain dans le plateau qui descend !" — Le gaspillage le plus
inutile et le plus ridicule devient une des voies mystérieuses de la divine
providence pour créer l'harmonie sociale, basée sur la misère besogneuse et la
richesse oisive. Jamais le luxe n'a été plus magnifiquement
glorifié.
Lorsque l'Evénement, l'organe de la
Fraternité hugoïste, publia son apologie du luxe, deux mois à peine s'étaient
écoulés depuis l'insurrection de juin, ce "protêt de la misère" et le
sang de la guerre civile rougissait encore le pavé des rues.
Les mots dont Hugo enrichit son vocabulaire après 1848, lui portèrent
tort dans l'esprit des Prudhommes : ils les ahurissaient au point de leur faire
prendre des vessies pour des lanternes et l'écrivain pour un socialiste, pour
un partageux. Victor Hugo partageux ! — Mais plutôt que de partager quoi que ce
soit avec qui que ce soit, il aurait immolé de sa main tous ses exécuteurs
testamentaires et tout le premier son cher, son bien-aimé Vacquerie, qui ne
pouvant se tuer sur son catafalque ainsi que les serviteurs sur les bûchers des
héros antiques voulut être enseveli en effigie dans le tombeau du maître. Le
poète était digne d'un tel sacrifice : Hugo fut en effet un héros de la phrase.
La révolution de 1848 lança dans la langue honnête et modérée un peuple
nouveau de mots ; depuis la réaction littéraire commencée sous le consulat, ils
dormaient dans les discours, les pamphlets, les journaux et les proclamations
de la grande époque révolutionnaire et ne s'aventuraient en plein jour que
timidement, dans le langage populaire. Les bravaches du romantisme, les Janin,
les Gauthier, reculèrent épouvantés ; mais Hugo ne cligna pas de l'œil, il
empoigna les substantifs et les adjectifs horrifiants, qui envahissaient la
langue écrite dans les journaux et parlée à la tribune des assemblées
populaires ; et prestidigitateur merveilleux il jongla à étourdir les badauds,
avec les immortels principes de 1789 et les mots teints encore du sang des
nobles et des prêtres. Il ouvrit alors au romantisme une carrière qu'il fut
seul à parcourir ; ses compagnons littéraires de 1832, plus timides que les
bourgeois dont ils s'étaient moqués, n'osèrent pas suivre celui qu'ils
appelaient leur maître.
Victor Hugo, lui-même, semble, avoir été intimidé par les expressions
révolutionnaires qu'il maniait et dont il ne comprenait pas exactement le sens.
Il voulut s'assurer de n'avoir commis, par erreur, même en pensée, de péché
socialiste ; il fit son examen de conscience dans son autobiographie et il se
convainquit que lui qui avait écrit sur les pauvres gens, la misère, et autres
sujets de compositions rhétoriciennes, des tirades à paver le Palais-Bourbon, il n'avait demandé qu'une seule réforme sociale,
l'abolition de la peine de mort "la première de toutes, — petit-être"
[20].
Et encore il pouvait se dire qu'il n'avait fait que suivre l'exemple de tous
les apôtres de l'humanitairie, depuis Guizot jusqu'à Louis-Philippe ; et que
tout d'abord il n'avait envisagé la peine de mort qu'à un point de vue
littéraire et fantaisiste, comme un excellent thème à déclamation verbeuse, à
ajouter aux "croix de ma mère" — "la voix du sang" et
autres trucs du romantisme qui commençaient à s'user et à perdre leur action
sur le gros public.
Un socialisme qui se limite à cette réforme sociale pratique :
l'abolition de la peine de mort, n'est de nature qu'à inquiéter les bourreaux,
dont il menace les droits acquis. Et cela ne doit pas étonner, si lors de la
publication de la "bible socialiste" de Hugo, les Misérables,
il ne se soit trouvé que Lamartine vieilli pour se scandaliser, que, trente ans
après Eugène Sue, "le seul homme, qui selon Th. de Banville avait quelque
chose à dire", osât s'apitoyer sur un homme envoyé aux galères pour le vol
d'un pain et sur une pauvre fille se prostituant pour nourrir le bâtard du
bourgeois qui l'a abandonnée enceinte. C'était en effet vieillot et enfantin.
Mais là où Victor Hugo étale grossièrement son
esprit bourgeois, c'est lorsqu'il personnifie ces deux institutions de toute
société bourgeoise, la police et l'exploitation, dans deux types ridicules :
Javert, la vertu faite mouchard et Jean Valjean, le galérien qui se réhabilite
en amassant en quelques années une fortune sur le dos de ses ouvriers. La
fortune lave toutes les taches et tient lieu de toutes les vertus, Hugo, ainsi
que tout bourgeois, ne peut comprendre l'existence d'une société sans police et
sans exploitation ouvrière.
L'adoration du Dieu-Propriété, c'est la religion de Victor Hugo. A ses
yeux, la confiscation des biens de la famille d'Orléans est un des plus affreux
crimes de Napoléon III. Et s'il avait été membre de l'assemblée de Versailles,
il aurait, sur la proposition de M. Thiers, voté les 50 millions d'indemnité
aux d'Orléans, par respect pour la propriété. Sa haine des socialistes, qu'il
dénonça si férocement en 1848, est si intense, que dans sa classification des
êtres, qui troublent la société, il place au dernier échelon Lacenaire,
l'assassin, et immédiatement au dessus, Babeuf, le communiste [21].
Des gens qui seraient de la plus atroce mauvaise foi, s'ils n'étaient
des ignorants et des oublieux, ont prétendu que l'homme qui, en novembre 1848,
écrivait que "l'insurrection de juin est criminelle et sera condamnée par
l'histoire, comme elle l'a été par la société... ; si elle avait réussi, elle
n'aurait pas consacré le travail, mais le pillage," (Evénement, nº
94) que cet homme avait déserté la cause de la sacrée propriété et pris la
défense de l'insurrection du 18 mars. Et cela parce qu'il avait ouvert sa
maison de Bruxelles aux réfugiés de la Commune.
Mais dans sa bruyante lettre, tout chez Hugo est
réclame, et plus tard dans son Année terrible, n'a-t-il pas protesté avec
indignation contre les actes de guerre de la Commune ; n'a-t-il pas injurié les
Communards aussi violemment qu'autrefois les Bonapartistes, les stigmatisant
avec les épithètes de fusilleurs d'enfants de quinze ans, de voleurs,
d'assassins, d'incendiaires ?
Mais les radicaux et le si hugolâtre Camille Pelletan, ont dû trouver
que Victor Hugo les compromettait par son incontinence d'insultes et de
calomnies contre les vaincus de la Semaine sanglante.
Qu'y avait-il donc de si extraordinaire dans l'acte de Victor Hugo, pour
troubler ainsi les Pessard de la presse versaillaise. Est-ce que malgré les
pressantes sollicitations de MM. Thiers et Favre, les ministres de la reine
Victoria et du roi Amédée n'ont pas ouvert leurs pays, l'Angleterre et
l'Espagne, à ces vaincus, qu'ils n'ont jamais insultés ainsi que Victor Hugo.
Personne n'accusera ces hommes d'Etat de pactiser avec les socialistes et les
ennemis de la propriété. En Suisse, en Belgique, en Angleterre, partout enfin,
des bourgeois, tout ce qu'il y a de plus bourgeois, n'ont-ils pas ouvert leurs
bourses, pour secourir les proscrits sans pain et sans travail, ce que n'a
jamais fait Victor Hugo, l'ex-proscrit millionnaire ?
Que les légitimistes, qui avaient nourri, choyé, prôné, décoré Victor
Hugo, conservent pieusement une amère rancune contre le jeune Eliacin, qui les
lâche dès que la révolution de 1830 leur arrache des mains la clef de la
cassette aux pensions, rien de plus naturel. Qu'ils l'accusent de désertion, de
trahison, rien de plus juste. Cependant, le pair de France de la monarchie
orléaniste, qui faisait porter à sa mère le poids de son royalisme, eût pu
expliquer son orléanisme par son amour de la morale et leur dire : "Moi,
l'homme toujours fidèle au devoir j'ai dû obéir aux commandements d'une morale
plus haute que la reconnaissance: j'ai obéi aux injonctions de la morale
pratique : pas d'argent, pas de suisse, ni de poète." Mais les anciens
patrons de l'écrivain dépassent toute mesure, quand pour nuire à l'écoulement
de sa marchandise parmi les gens pieux, ils le calomnient et l'appellent un
impie. Rien de plus faux.
Victor Hugo eut le malheur de naître de parents impies, et d'être élevé
au milieu des impies. Sa mère ne lui permit pas de manger du Bon Dieu [22],
mais lui donna, en revanche, pour professeurs, des prêtres sceptiques, qui
pendant la Révolution avaient jeté aux orties la soutane et le bréviaire. Et
cependant une foi ardente s'éveille subitement dans son âme, le jour même que
le trône et l'autel, l'un supportant l'autre, sont replacés sur leurs pieds. Il
étrangle alors son voltairianisme et chante la religion catholique, ses pompes
et ses pensions [23].
Les légitimistes ne reconnaissent-ils pas là le signe certain dune foi sincèrement
opportuniste ? Ils se montrent exigeants à l'extrême, quand ils demandent que
ce catholicisme d'occasion survive aux causes qui l'avaient engendré. Ils
n'avaient qu'à rester les maîtres du pouvoir, pour que Hugo conservât jusqu'à
sa quatre-vingt-troisième année, la foi au Dieu des prêtres : mais il dût se
rendre à l'évidence et suspendre son culte pour ce Dieu qui cessait de révéler
sa présence réelle par la distribution de pensions. C'est ainsi qu'un banquier
coupe le crédit de son client ruiné, filant sur la Belgique.
La Révolution de 1830 remit à la mode Voltaire et la libre-pensée ;
Victor Hugo, ce tournesol, que sa nature condamnait à tourner avec le soleil,
déposa, comme une cuisinière son tablier, son légitimisme et son catholicisme
de circonstance. Il avait de nouveaux maîtres à satisfaire. Il adora le Dieu
des bonnes gens de Béranger et brûla Jéhovah, le Dieu farouche et sombre, qui
cependant convenait mieux à son cerveau romantique. Ce changement de Dieux
prouve la sincérité de son déisme. Il lui fallait à tout prix un Dieu ; il en
avait besoin pour son usage personnel, pour être un prophète, pour être un
trépied [24].
Il s'éleva sans difficulté jusqu'au niveau de la grossière irréligion de
ses lecteurs : car on ne lui demandait pas de sacrifier les effets de banale
poésie que le romantisme tirait de l'idée de Dieu et de la Charité chrétienne,
sur qui les libres-penseurs se déchargent du soin de soulager les misères que
crée leur exploitation ; il put même continuer à faire l'éloge du prêtre et de
la religieuse, ces gendarmes moraux que la bourgeoisie salarie pour compléter
l'œuvre répressive du sergot et du soldat [25].
Victor Hugo est mort sans prêtres, ni prières ; sans confession ni
communion, les catholiques en sont scandalisés ; mais les gens à bon Dieu, ne
peuvent lui reprocher d'avoir jamais eu une pensée impie. Son gigantesque
cerveau resta hermétiquement bouché à la critique démolisseuse des
encyclopédistes et aux théories philosophiques de la science moderne. En 1831,
un débat scientifique passionna l'Europe intellectuelle : Cuvier et Geoffroy
Saint-Hilaire discutaient sur l'origine et la formation des êtres et des
mondes. Le vieux Gœthe, que Hugo appelle dédaigneusement "le poète de
l'indifférence", l'âme remplie d'un sublime enthousiasme, écoutait
raisonner ces deux puissants génies. — Hugo, indifférent à la philosophie et à
la science, consacrait son "immense génie" qui "embrassait dans
son immensité le visible et l'invisible, l'idéal et le réel, les monstres de la
mer et les créatures de la terre..." à basculer la "balance hémistiche"
et à rimer nombril et avril, juif et suif, gouine et baragouine, Marengo et
lumbago.
Trente ans plus tard, Charles Darwin reprenait la théorie de G.
Saint-Hilaire et de Lamarck, son maître ; il la fécondait de son vaste savoir
et de ses découvertes géniales ; et, triomphante, il l'implantait dans la
science naturelle et renouvelait la conception humaine de la création. Hugo,
"le penseur du XIXº siècle", que les hugolâtres nomment "le
siècle de Hugo" ; Hugo, qui portait dans son crâne "l'idée humaine"
vécut indifférent au milieu de ce prodigieux mouvement d'idées. Il poeta
sovrano, qui passa la plus grande partie de sa vie à courir dans les
catalogues de vente et les dictionnaires d'histoire et de géographie, après les
rimes riches, ne daigne pas s'apercevoir que Lamarckisme, Darwinisme,
Transformisme, rimaient plus richement encore que faim et génovéfain.
On se souviendra de la débauche d'hyperboles de la presse parisienne,
qui dura dix longues journées. Déjà on commence à revenir de cette exubérance
d'admiration forcée ; et l'on arrivera bientôt à considérer ces jours
d'enthousiasme et d'apothéose, comme un moment de folie inexplicable.
Il serait oiseux de discuter si dans un avenir prochain les œuvres de
Victor Hugo vivront dans la mémoire des hommes, comme celles de Molière et de
Lafontaine en France ; de Heine et de Gœthe, en Allemagne ; de Shakespeare en
Angleterre ; de Cervantès, en Espagne ; ou bien si elles dormiront d'un sommeil
profond à côté des poèmes du Cavalier Marin, feuilletés avec lassitude,
seulement par quelques érudits, étudiant les origines de la littérature
classique. Cependant les lettrés du XVIIº siècle annonçaient que l'Adone
effacerait à jamais le Roland furieux, la Divine Comédie et l'Iliade,
et des foules en délire promenaient des bannières, où l'on proclamait que
l'illustre Marin était "l'âme de la poésie, l'esprit des lyres, la règle
des poètes... le miracle des génies... celui dont la plume glorieuse donne au
poème sa vraie valeur, aux discours ses couleurs naturelles, au vers son
harmonie véritable, à la prose son artifice parfait... admiré des docteurs,
honoré des rois, objet des acclamations du monde, célébré par l'envie
elle-même, etc., etc.". Shakespeare mourait oublié de son siècle.
Parfois les générations futures ne ratifient pas les jugements des
contemporains. Mais la critique historique qui n'admire ni ne blâme, mais
essaye de tout expliquer, adopte l'axiome populaire, il n'y a pas de fumée sans
feu ; elle pense que l'écrivain acclamé par ses contemporains, n'a conquis
leurs applaudissements que parce qu'il a su flatter leurs goûts et leurs
passions, et exprimer leurs pensées et leurs sentiments dans la langue qu'ils
pouvaient comprendre. Tout écrivain que consacre l'engouement du public, quels
que soient ses mérites et démérites littéraires, acquiert par ce seul fait une
haute valeur historique et devient ce que Emerson nommait un type
représentatif d'une classe, dune époque. — Il s'agit de rechercher comment
Hugo parvint à conquérir l'admiration de la bourgeoisie.
La bourgeoisie, souveraine maîtresse du pouvoir
social, voulut avoir une littérature qui reproduisit ses idées et ses
sentiments et parlât la langue qu'elle aimait : la littérature classique
élaborée pour plaire à l'aristocratie, ne pouvait lui convenir. Quand on
étudiera le romantisme d'une manière critique, les études faites jusqu'ici
n'ayant été que des exercices de rhétorique, où l'on s'occupait de louer ou de
dénigrer, au lieu d'analyser, de comparer et d'expliquer, on verra combien
exactement les écrivains romantiques satisfaisaient, par la forme et le fond,
les exigences de la bourgeoisie : bien que beaucoup d'entre eux n'aient pas
soupçonné le rôle qu'ils remplissaient avec tant de conscience.
Hugo, ne se distingue ni par les idées, ni par les sentiments, mais par
la forme ; il en était conscient. La forme est pour lui la chose capitale,
"otez, dit-il à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le
style, et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine,
de Corneille, de Lafontaine, de Molière, de ces maîtres, que vous restera-t-il
? — Ce qui reste d'Homère après avoir passé par Bitaubé". — La vérité de
l'observation et la force et l'originalité de la pensée, sont choses
secondaires, qui ne comptent pas. — "
La forme est chose plus absolue qu'on ne pense...
Tout art qui veut vivre doit commencer par bien se poser à lui-même les
questions de forme de langage et de style... Le style est la clef de
l'avenir... Sans le style vous pouvez avoir le succès du moment, l'applaudissement,
le bruit, la fanfare, les couronnes, l'acclamation enivrée des multitudes, vous
n'aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai
laurier, comme dit Cicéron : insignia victoriae, non victoriam" [26].
Victor Cousin, le romantique de la philosophie, et Victor Hugo, le
philosophe du romantisme, servirent à la bourgeoisie l'espèce de philosophie et
de littérature qu'elle demandait. Les Diderot, les Voltaire, les Rousseau, les
D'Alembert et les Condillac du XVIIIº siècle l'avaient trop fait penser pour
qu'elle ne désirât se reposer et goûter sans cassements de tête une douce
philosophie et une sentimentale poésie, qui ne devaient plus mettre en jeu
l'intelligence, mais amuser le lecteur, le transporter dans les nuages et le
pays des rêves, et charmer ses yeux par la beauté et la hardiesse des images,
et ses oreilles par la pompe et l'harmonie des périodes.
La révolution de 1789 transplanta le centre de la vie sociale de
Versailles à Paris, de la cour et des salons, dans les rues, les cafés et les
assemblées populaires. Les journaux, les pamphlets, les discours étaient la
littérature de l'époque, tout le monde parlait et écrivait et sans nulle gêne
piétinait sur les règles du goût et de la grammaire. Un peuple de mots, de
néologismes, d'expressions, de tournures et d'images, venues de toutes les
provinces et de toutes les couches sociales, envahirent la langue polie,
élaborée par deux siècles de culture aristocratique. Le lendemain de la mort de
Robespierre, les grammairiens et les puristes reprirent la férule arrachée de
leurs mains et se mirent à l'œuvre pour expulser les intrus et réparer les
brèches de la langue du XVIIIº siècle, ouvertes par les sans-culottes. Ils
réussirent en partie ; et imitant les précieuses de l'hôtel Rambouillet, ils
châtrèrent la langue parlée et écrite de plusieurs milliers de mots,
d'expressions qui ne lui ont pas encore été restitués. Heureusement que Chateaubriand,
suivant l'exemple donné par les royalistes des Actes des apôtres qui avaient
soutenu le trône et l'autel dans le langage des halles, défendit, au grand
scandale des puristes, la réaction et la religion avec la langue et la
rhétorique enfantées par la révolution. Le succès d'Atala, du Génie
du christianisme et des Martyrs fut immense. L'honneur d'avoir dans
ce siècle, non pas créé, mais consacré littérairement la langue romantique
appartient à Chateaubriand, qui fut le maître de Victor Hugo.
Mais Chateaubriand, à l'exception d'une petite chanson fort connue et
d'une pièce de théâtre justement inconnue, n'écrivit qu'en prose. Il restait
encore à briser le moule du vers classique, à assouplir le vers à une nouvelle
harmonie, à l'enrichir d'images, d'expressions et de mots que possédait déjà la
prose courante et à ressusciter les vieilles formes de la poésie française.
Victor Hugo, Lamartine, Musset, Vigny, Gautier, Banville, Baudelaire et
d'autres encore se chargèrent de cette tâche.
Hugo, aux yeux du gros public, accapara la gloire
de la pléiade romantique, non parce qu'il fut le plus grand poète, mais parce
que sa poétique embrasse tous les genres et tous les sujets, de l'ode à la
satire, de la chanson d'amour au pamphlet politique : et parce que, il fut le
seul qui mit en vers les tirades charlatanesques de la philanthropie et du
libéralisme bourgeois.
Partout il se montra virtuose habile. Ainsi que les modistes et les
couturières parent les mannequins de leurs étalages des vêtements les plus
brillants, pour accrocher l'œil du passant, de même Victor Hugo costuma les
idées et les sentiments que lui fournissaient les bourgeois, d'une phraséologie
étourdissante, calculée pour frapper l'oreille et provoquer l'ahurissement ;
d'un verbiage grandiloquent, harmonieusement rythmé et rimé, hérissé
d'antithèses saisissantes et éblouissantes, d'épithètes fulgurantes. Il fut,
après Chateaubriand, le plus grand des étalagistes de mots et d'images du
siècle.
Ses talents d'étalagiste littéraire n'eurent pas
suffi pour lui assurer cette admiration de confiance, si universelle ; ses
actes, plus encore que ses écrits, lui valurent la haute estime de la
bourgeoisie. Hugo fut bourgeois jusque dans la moindre de ses actions.
Il se signait dévotement devant la formule sacramentelle du romantisme :
l'art pour l'art ; mais, ainsi que tous bourgeois ne songeant qu'à faire
fortune, il consacrait son talent à flatter les goûts du public qui paie, et
selon les circonstances il chantait la royauté ou la république, proclamait la
liberté ou approuvait le baillonnement de la presse ; et quand il était besoin
d'éveiller l'attention publique il tirait des coups de pistolets : — le
beau, c'est le laid est le plus bruyant de ses pétards.
Il se vantait d'être l'homme immuable, attaché au devoir, comme le
mollusque au rocher : mais, ainsi que tout bourgeois voulant à n'importe quel
prix faire son chemin, il s'accommodait à toutes les circonstances et saluait
avec empressement les pouvoirs et les opinions se levant à l'horizon. Embarqué
à la légère dans une opération politique, mal combinée, il se retourna
prestement, laissa ses copains conspirer et dépenser leur temps et leur argent
pour la propagande républicaine, et s'attela à l'exploitation de sa renommée ;
et tandis qu'il donnait à entendre qu'il se nourrissait du traditionnel pain
noir de l'exil, il vendait au poids de l'or sa prose et sa poésie.
Il se disait simple de cœur, parlant comme il
pensait et agissant comme il parlait ; mais, ainsi que tout commerçant
cherchant à achalander sa boutique, il jetait de la poudre aux yeux à pleines
poignées, et montait constamment des coups au public. La mise en scène de sa
mort est le couronnement de sa carrière de comédien, si riche en effets
savamment machinés. Tout y est pesé, prévu ; depuis le char du pauvre dans le
but d'exagérer sa grandeur par cette simplicité et de gagner la sympathie de la
foule toujours gobeuse, jusqu'aux cancans sur le million qu'il léguait pour un
hôpital, sur les 50 mille francs pour ceci, et les 20 mille pour cela, dans le
but de pousser le gouvernement à la générosité et d'obtenir des funérailles
triomphales sans bourse délier.
Les bourgeois apprécièrent hautement ces qualités de Hugo, si rares à trouver
réunies chez un homme de lettres : l'habileté dans la conduite de la vie et
l'économie dans la gestion de la fortune [27].
Ils reconnurent dans Hugo, couronné de l'auréole du martyre et flamboyant des
rayons de la gloire, un homme de leur espèce et plus on exaltait son dévouement
au Devoir, son amour de l'idée et la profondeur de sa pensée, et plus ils
s'enorgueillissaient de constater qu'il était pétri des mêmes qualités qu'eux.
Ils se contemplaient et s'admiraient dans Hugo, ainsi que dans un miroir. La
Bourgeoisie donna une preuve significative de son identification avec "le
grand homme" qu'elle enterrait au Panthéon. Tandis qu'elle conviait à ses
funérailles du premier juin toutes les nations ; elle ne fermait pas la Bourse
et ne suspendait pas la vie commerciale et financière parce que le premier juin
était jour d'échéance des effets de commerce et des coupons des valeurs
publiques. Son cœur lui disait que Victor Hugo, il poeta sovrano
aurait désapprouvé cette mesure ; lui qui, pour rien au monde, n'aurait retardé
de vingt quatre heures l'encaissement de ses rentes et de ses créances.
La légende de Victor Hugo, 1885 (d'aprés l'édition de 1902)
Version intégrale:
https://www.marxists.org/francais/lafargue/works/1885/06/hugo.htm
Biographie de Paul Lafargue: https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Lafargue
Notes
[3] De 1817 à 1826 aucun événement heureux ou malheureux ne pouvait arriver
à la famille royale, sans qu'il ne saisit aussitôt sa bonne plume d'oie :
tantôt c'est une naissance, un baptême, une mort ; tantôt un avènement, un
sacre, qui allume sa verve. Hugo est le Belmontet de Louis XVIII et de CHarles
X ; il est le poète officiel, attaché au service personnel de la famille
royale.
[4] La plainte de ces intéressants et intéressés jeunes gens est touchante.
"Le Conservateur n'a reçu aucun encouragement du gouvernement,
disent-ils. D'autres recueils ont trouvé moyen de faire bénéfice sur les
faveurs du ministre du roi, lesquels se sont souvenus des avantages de
l'économie lorsqu'il s'est agi d'encourager un ouvrage assez maladroit pour se
montrer royaliste et indépendant." (Préface du troisième volume du Conservateur
littéraire). – Cependant page 361 du même recueil on lit : "L'ode
sur la mort du duc de Berry, insérée dans la septième livraison, ayant été
communiquée par le comte de Neufchâteau au duc de Richelieu, président du
conseil des ministres et zélé pour les lettres, qui l'ayant jugée digne d'être
mise sous les yeux du Roi, sa Majesté daigna ordonner qu'une gratification
(sic), de 500 fr. fût remise à l'auteur, M. V. Hugo, en témoignage de son
auguste satisfaction."
[7] Cette impertinente épithète est de Stendhal, qui pas plus que Baudelaire
n'entendait rien au commerce des lettres. "L'Edinburgh Review,
écrit-il, s'est complètement trompé en faisant de Lamartine le poète du parti ultra...
le véritable poète du parti, c'est M. Hugo. Ce M. Hugo a un talent dans le
genre de celui de Young, l'auteur des Night Thoughts, il est toujours
exagéré à froid... L'on ne peut nier au surplus, qu'il sache bien faire des
vers français, malheureusement il est somnifère". Correspondance
inédite de Stendhal. Vol. I, p. 22.
[11] Pièce de vers Sur le bonheur de l'Etude, envoyé au concours de
poésie de 1817 : tout lui devenait occasion pour outrager son héros.
[13] Les amateurs d'acrobatie politique trouveront dans le Dictionnaire
des Girouettes de Prosny d'Eppe et dans le Nouveau Dictionnaire des
Girouettes de 1831, de quoi exciter leur admiration la plus exigeante. Ils
s'étonneront avec Chateaubriand "qu'il y ait des hommes, qui après avoir
prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq
personnes, au Consulat en trois, à l'Empire en une seule, à la première
Restauration, à l'acte additionnel, à la seconde Restauration, ont encore
quelque chose à prêter à Louis-Philippe".
– "Hé, hé, disait en souriant Talleyrand, après avoir prêté
serment à Louis-Philippe, Sire, c'est le treizième !".
[14] Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des
individus libres, d'une manière qui garantisse pour l'avenir la sûreté des
colons et la dépendance des colonies, par Genty, in-8, janvier 1828. Blois,
imprimerie Verdier.
[15] Monsieur Belton qui a fait des recherches sur la famille Hugo, a
découvert que le vieux général écrivait et rimait en diable. A sa mort il a
laissé une liste de manuscrits : La Duchesse d'Alba, le Tambour Robin,
l'Hermite du lac, l'Epée de Brennus, Perrine ou la Nouvelle Nina, l'Intrigue de
cour, comédie en trois actes, la Permission, Joseph ou l'Enfant trouvé,
etc., ces ouvrages sont perdus ou égarés.
Bien que Victor Hugo ne mentionne jamais les productions poétiques et
romantiques de son père, il les admirait beaucoup. Dans uni lettre adressée au
général, et citée par M. Belton, il parle d'une pièce qui l'a "pénétré
jusqu'au fond de l'âme", dans une autre, il mentionne un poème, Lucifer
qui l'a "transporté". Si l'on ne connaissait sa piété filiale, on
s'étonnerait qu'il ne se soit jamais occupé de sauver de l'oubli les œuvres
"remarquables" de son père, lui qui a recueilli et si précieusement
conservé ses moindres excréments littéraires, que pour leur péché d'hugolatrie,
Messieurs Vacquerie, Meurice et Lefebvre sont condamnés à publier, sinon à
lire.
[18] Ces détails biographiques, que par une modestie déplacée, Victor Hugo
supprima dans l'autobiographie, qu'il dicta à sa femme, ont été rétablis dans
l'étude si érudite et si spirituellement écrite de M. Ed. Biré, Victor Hugo
avant 1830, J. Gervais, édit. 1883. On ne saurait trop en recommander la
lecture aux Hugolâtres qui désirent connaître intimement leur héros.
[19] Cette fraternité pleurarde de crocodile reprocha à un poète qui ne se
dégrada jamais jusqu'à pincer de la guitare philanthropique, à Alfred de
Musset, d'avoir envoyé "aux victimes de juin" un prix de 1.300 francs
que venait de lui accorder l'Académie. L'Evénement du 23 août commentait
ainsi l'acte : "qu'il nous soit permis de faire observer à M. de Musset
que sa détermination ne remplit nullement le but du legs fait par M. le comte
de Latour-Landry. C'était à un poète peu favorisé de la fortune et non à une
œuvre patriotique que le don devait appartenir".
[21] "Plus bas que Marat, plus bas que Babeuf, il y a la dernière sape
et de cette cave sort Lacenaire." Les Misérables. Tome VI, page
61-62, première édition.
[22] La brigande Vendéenne était une Voltairienne décidée : à Madrid, elle
plaça ses enfante au collège des nobles, mais "s'opposa énergiquement,
malgré la résistance des prêtres directeurs, à ce qu'ils servissent la messe
comme les autres élèves et défendit même qu'on fit confesser et communier ses
enfants." (Victor Hugo rac. Vol. I. 194).
[23] Dans une épître en vers de 1818, mais publiée en 1863, Hugo dit en
parlant de lui-même : "... J'ai seize ans... Je lis l'Esprit des Lois
et j'admire Voltaire." Victor Hugo rac. Tome I. 308).
[24] "Le Poète est lui-même un trépied. Il est le trépied de
Dieu." William Shakespeare, par V. Hugo, p. 53.
[25] "Rien ne se pénètre, ne s'amalgame plus aisément qu'un vieux
prêtre et un vieux soldat. Au fond c'est le même homme. L'un s'est dévoué pour
la patrie d'en bas ; l'autre pour la patrie d'en haut ; pas d'autre
différence." (Les Misérables).
"Il n'y a pas d'œuvre plus sublime, peut-être, que celle que font
ces âmes (les religieuses). Et nous ajoutons : il n'y a pas de travail plus
utile. Il faut ceux qui prient pour ceux qui ne prient jamais." (Les
misérables). Victor Hugo a eu l'heureuse chance d'être beaucoup acheté, ce
à quoi il tenait surtout, et d'être peu lu, il le sera de moins en moins,
autrement il y aurait beau jour que le Siècle et Léo Taxil auraient été
forcés de le laisser pour compte aux catholiques.
Premier bourgeois. — Hugo,
devait être diantrement riche pour que l'Etat lui fasse de telles funérailles :
ce n'est pas pour un génie pauvre qu'il ferait tant de dépenses.
Deuxième bourgeois. —Vous
avez bien raison. Il laisse, dit-on, cinq millions.
Premier bourgeois. —
Mettons en trois, car on exagère toujours, et c'est bien beau. Il faut avouer
qu'il était plus intelligent que les hommes de génie, qui ne savent jamais se
retourner et ne laissent jamais de fortune.
Le Temps du 4 septembre 1885
fournit les renseignements suivants sur la fortune de Hugo :
"La succession liquidée de Victor Hugo s'élève approximativement à
la somme de cinq millions de francs. On pourra se faire une idée de la rapidité
avec laquelle s'accroissait la fortune du maître quand on saura que celui-ci
réalisa, en 1884, onze-cent mille francs de droits d'auteur.
"Ajoutons que celui des testaments de Victor
Hugo qui contient la clause d'un don de cinquante mille francs aux pauvres de
Paris est tout entier écrit de sa main, qu'il est terminé et daté, mais non
signé."
Donner 50000 francs aux pauvres, même après sa
mort, dépassait ce que pouvait l'âme généreuse et charitable de Victor Hugo. Au
moment de signer le cœur lui manqua."
Sainte Pélagie, 23 juin 1885
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié.