samedi 3 septembre 2022

 

Bourdieu, l’Etat, une maffia


 par Alain Vidal


Dans « Sur l’Etat : Cours au Collège de France (1989-1992) », Pierre Bourdieu compare l’Etat à une organisation de type mafieux :

« Un racket comparable à celui des gangsters de Chicago en ce sens qu’il assure une protection contre la violence en échange d’une rétribution (l’impôt). Avec une différence de taille […] personne, ou presque, n’en conteste la légitimité […] La bureaucratie ne fait pas seulement des archives, elle invente aussi du discours de légitimation […] La construction de l’Etat est en grande partie une invention mentale ».

Cet ouvrage révèle les illusions entretenues sur l’Etat défenseur du bien commun, au nom de l’intérêt général. Pendant trois années, il travaillera entre autres, sur cette notion d’un « intérêt collectif bien compris », qu’on inculque aux enfants dès l’école primaire, en cours d’éducation civique et en histoire.

 « Ce que j’essaie de transmettre, c’est une manière de construire la réalité qui permet de voir les faits que, normalement, on ne voit pas ».

Une réalité cachée par la quasi-totalité des historiens et archéologues qui s’évertuent encore, à magnifier les sociétés étatisées de l’Antiquité, ne laissant à la contemplation, que la splendeur empreinte d’une débauche de luxe et de somptuaire, sans pareil, en omettant d’éclairer la condition misérable des populations, réduites en domestication par un Etat prônant la conservation et la protection des privilèges de ceux qui le dirigent.

Dans la revue «Sciences sociales et démocratie», Pierre Bourdieu évoque la forêt de la grande délinquance que masque l’arbre de la petite délinquance massivement médiatisée. 

« Je dirai seulement, pour donner à réfléchir, qu’il y a une loi de conservation de la violence et que si l’on veut faire diminuer véritablement la violence la plus visible, crimes, vols, viols, voire attentats, il faut travailler à réduire globalement la violence qui reste invisible (en tout cas à partir des lieux centraux, ou dominants), celle qui s’exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les usines, les ateliers, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux ou les écoles, et qui est le produit de la « violence inerte » des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui contribuent à les reproduire ».



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La lutte contre l’Etat des sociétés sans Etat


par Alain Vidal

 

La question de la servitude volontaire est important en philosophie politique, un parallèle a été effectué entre l’œuvre de La Boétie et celle de Rousseau.

Pour Pierre Clastres, La Boétie est « en réalité le fondateur méconnu de l’anthropologie de l’homme moderne, de l’homme des sociétés divisées […] Ce que La Boétie ne connaissait pas, nous autres [les anthropologues] pouvons en acquérir un savoir empirique, issu non plus de déduction logique, mais d’observation directe ».

La principale thèse de Pierre Clastres est que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés qui n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État, mais au contraire des sociétés construites pour éviter que l’État n’apparaisse. De les nommer, « Sociétés sans Etats », leur donne une connotation négative, les considérant comme inférieures aux sociétés civilisées, étatisées. A tout moment, quand le chef commence à dévier de son mandat, qui est de se mettre au service de tous, il peut être remis en question, se faire évincer, voire éliminé…

Dans son œuvre maîtresse,  La Société contre l’État, Pierre Clastres :

« L’histoire des peuples sans histoire, c’est l’histoire de leur lutte contre l’Etat. »

.

Il place d’emblée son œuvre dans le sillage du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, dont il se réclame. La Boétie « s’intéresse au fonctionnement des machines sociales » dit-il. 

Pierre Clastres a effectué de nombreux travaux de terrain. Chez les Indiens Guayaki au Paraguay, chez les Chulupi,  chez les Yanomami,  chez les Guarani du Brésil.

Il expulse l’État de la place centrale qu’il occupait alors, dans l’anthropologie politique, pour recentrer la problématique de son apparition autour de la notion de pouvoir contraignant.

 La connaissance de cette notion de pouvoir serait spécifique à toute société, ce qui expliquerait cette tendance naturelle de l’homme à préserver son autonomie vis-à-vis de celui-ci. Les sociétés premières empêchent activement l’expansion d’un pouvoir, compris comme despotique et autoritaire.  

Pierre Clastres :                                                                                                 

« C’est l’Etat lui-même qui introduit la division, qui en est le moteur et le fondement ». A la racine de cette division, « L’inégalité ignorée des sociétés primitives, celle qui divise le corps social en dominants et dominés ».

 « La société où le peuple veut servir le tyran est historique, […] elle n’est pas éternelle et n’a pas toujours existé, […] elle a une date de naissance […] quelque chose a dû nécessairement se passer, pour que les hommes tombent de la liberté dans la servitude ».

« Malencontre : accident tragique, malchance inaugurale dont les effets ne cessent de s’amplifier au point que s’abolit la mémoire de l’avant, au point que l’amour de la servitude s’est substitué au désir de liberté.

La « naissance de l’Etat », une « rupture fatale », qui annonce la « chute de la société dans la soumission volontaire de presque tous à un seul ».

« le brutal malencontre qui fait s’effondrer l’avant de la liberté dans l’après de la soumission ».

Toute société divisée est habitée d’un Mal absolu.

Les sociétés primitives ignorent l’Etat parce qu’elles n’en veulent pas. Les Sauvages ne veulent pas de ça. Pour que les relations entre hommes se maintiennent comme relations de liberté entre égaux, il faut empêcher l’inégalité. »

La théorie du « tyran » s’applique à tous les gouvernants, depuis l’aube de l’Antiquité jusqu’aux sociétés capitalistes … L’alliance de la noblesse d’Etat et du grand patronat anesthésie le peuple par un excès de spectacles, de divertissements, de « drogueries » comme dit La Boétie.

Il y a dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, des intuitions très fécondes, qui ont probablement eu une influence sur les théories de Marx…et quantités de chercheurs en sciences sociales.

Les drogueries qu’évoque l'ami de Montaigne, nous submergent aujourd’hui. Le système capitaliste est très équipé. Il comble les consommateurs par un excès de plaisirs, de divertissements et de reconnaissances artificielles qui alimentent la « lutte des places ». Cette lutte n'est pas collective, elle est individuelle visant à obtenir une place plus avantageuse en dehors de  toute pensée globale débouchant sur le dépassement de l'économie de marché.

En développant la société de consommation, le système capitaliste fonctionne comme le plus gros dealer de l’Histoire :

« Pour asservir les travailleurs, le système capitaliste s’appuie sur une hiérarchie de gestionnaires, de managers et de contre-maîtres ».

 La Boétie n’est pas sans rappeler, les théories psychologiques de « soumission librement consentie »,  très étudiées en communication, en vente, en politique… 500 ans plus tard, la richesse de cette analyse explique que le Discours soit aujourd’hui tant repris et commenté.Haut du formulaireBas du formulaire

Il y a là le refus, de la part des dominants, de toute société progressant dans la mise en pratique de l’intelligence collective. Le refus d’un bien-être bénéficiant à chacun au nom de la préservation des privilèges attachés à une caste.



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