Union européenne
"Intoxication" : comment les lobbys ont eu le dernier mot
(au détriment de notre santé)
Une
enquête de la journaliste Stéphane Horel dénonce l’action des lobbys
pour empêcher toute réglementation de substances pourtant dangereuses :
les perturbateurs endocriniens.
Extraits
"Leur
effet, celui de détraquer notre système hormonal ("endocrinien" est un
synonyme d’"hormonal"), pose une vraie question de santé publique. Car
les perturbateurs sont accusés de contribuer, entre autres, à
l’augmentation de certains cancers, aux troubles de la reproduction, à
la perte de points de quotient intellectuel, à des problèmes de
comportement chez les enfants (trouble de l’attention, hyperactivité et
même autisme), à l’explosion de l’obésité, du diabète de type 2..."
Mondanités et présentations Powerpoint ont remplacé la
discussion de fond. Leur objectif : façonner l’opinion – des décideurs,
car il n’y a, ici, pas de "public" – en pratiquant le blanchiment
d’idées. Ici, "quelque chose qui est répété dix fois devient la vérité,
quand bien même les faits démontrent le contraire""
un article du Nouvel Obs
"Intoxication", Stéphane Horel, La Découverte, 304 p., 18 euros. (Capture d'écran)
C’est
un mal qui court dans nos veines et pourtant l’Union européenne n’est
pas pressée d’en limiter les dégâts. Ce mal a un nom compliqué : les
perturbateurs endocriniens.
Ce petit millier de substances chimiques (diéthylthiophosphates, pentachlorophénols, hexachlorocyclohexanes…) est partout dans nos vies : les plastiques, les résidus de pesticides sur les fruits et légumes, les cosmétiques… Et nous est toujours pratiquement inconnu, malgré les campagnes d’alerte de quelques ONG et les travaux scientifiques qui en explorent les méfaits depuis 20 ans. Le Distilbène de sinistre mémoire ? Perturbateur. Le bisphénol A ? Perturbateur.
Leur effet, celui de détraquer notre système hormonal ("endocrinien" est un synonyme d’"hormonal"), pose une vraie question de santé publique. Car les perturbateurs sont accusés de contribuer, entre autres, à l’augmentation de certains cancers, aux troubles de la reproduction, à la perte de points de quotient intellectuel, à des problèmes de comportement chez les enfants (trouble de l’attention, hyperactivité et même autisme), à l’explosion de l’obésité, du diabète de type 2...
Face à ce fléau qui alerte jusqu’aux experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), que fait la Commission de Bruxelles ? Eh bien, jusqu'ici, elle prend son temps et cède aux lobbying féroce des industries et des fabricants de pesticides agricoles.
C’est en tout cas ce que dénonce une enquête minutieuse de la journaliste indépendante Stéphane Horel, déjà auteure d’un excellent documentaire "Endoc(t)rinement", sur le sujet. Son livre, "Intoxication", qui paraît ce jeudi 8 octobre (La Découverte, 304 p., 18 euros) démonte la mécanique infernale des lobbys qui savent menacer, financer et faire rimer "Bruxelles" et "industriels". Voici quelques extraits de son ouvrage.
Quand l’industrie fait la loi (p. 31)
Pourquoi diable faire intervenir des personnes de l’extérieur, a fortiori du monde des affaires, pour contribuer à l’élaboration des lois ? Organiser des auditions pour les entendre est une chose. Leur demander de participer activement en est une autre. Et puis à quoi bon embaucher un personnel surdiplômé si ses compétences ne sont pas exploitées? "La Commission et les institutions de l’Union européenne en général souffrent d’un problème peu connu, mais très important : un vrai déficit d’expertise interne et de moyens", constate Martin Pigeon [chercheur et militant au Corporate Europe Observatory]. Parce que l’expertise manque à l’intérieur, elle est donc recherchée hors les murs. Une externalisation de la compétence que la Commission considère légitime, et même revendique. Avec un sens un peu saugrenu de la convivialité, elle appelle cela le "dialogue avec les parties prenantes" (stakeholders).
Ainsi, la plupart des chantiers législatifs européens impliquent dès le départ des acteurs privés – que ce soient les lobbies industriels ou des organisations qui représentent la société civile. Mais pour quel résultat, si la majorité des experts représentent des intérêts commerciaux ? "La personne à qui vous allez poser la question détermine en grande partie la réponse", décrypte Martin Pigeon. "Si vous demandez à l’industrie chimique ce qu’elle pense d’une réglementation, vous n’allez pas obtenir la même réponse que si vous demandez à un médecin, un universitaire ou un économiste qui n’aurait pas de liens d’intérêt avec l’industrie – ce qui est assez rare, malheureusement."
Or ce "dialogue avec les parties prenantes" qui remplace le débat démocratique à Bruxelles correspond en tous points à une stratégie d’influence. Écrire la loi (ou la détricoter), n’est-ce pas la raison d’être du lobbying ? (…)
Sous ses airs de théorie du complot, cette stratégie revendiquée de "capture du régulateur" est une réalité quotidienne. Elle repose avant tout sur une infiltration réfléchie des lieux d’expertise et de pouvoir. Rien de plus facile quand les sujets sont techniques ou scientifiques. Dépourvus d’expertise interne, les pouvoirs publics dépendent du savoir spécifique détenu par un petit cercle de "sachants". Parmi eux figurent bien sûr les industriels, alors invités à fournir des informations qu’ils sélectionnent d’autant plus soigneusement qu’elles servent à concevoir des réglementations auxquelles ils devront ensuite se plier. Autant dire : un carton d’invitation pour des effets pervers.
Décrédibiliser les scientifiques : un métier (p. 67)
Parce qu’elle n’a pas réussi à se débarrasser du scientifique, l’industrie déplace son attaque sur la science elle-même. Sur le rapport Kortenkamp [rapport du toxicologue Andreas Kortenkamp, publié en 2012 et qui fait le bilan des pathologies imputables aux perturbateurs] tout particulièrement. Peu de temps avant la conférence de la DG Environnement [l’une des directions générales de la Commission de Bruxelles], le 26 mai 2012, une revue scientifique a publié une "critique" du rapport.
Les auteurs se plaignent de son approche "anecdotique" qui ne permet pas d’offrir une "analyse équilibrée" de la littérature scientifique sur les perturbateurs endocriniens. "Nous en appelons à des études supplémentaires, fondées sur les données, pour développer les bases scientifiques nécessaires aux futures décisions politiques", concluent-ils. Certes, la critique et le débat sont consubstantiels à la science. (…) Mais certains débats n’en ont que l’apparence (…)
La "critique", en effet, ne remet pas en question les données scientifiques sur les perturbateurs endocriniens à proprement parler. Si les reproches sont nombreux, ils sont principalement d’ordre méthodologique. Les auteurs chicanent sur des omissions de référence, des choix de vocabulaire, ergotent sur des détails. (…)
Comme c’est désormais la règle dans toute revue scientifique, [les auteurs de cette "critique"] déclarent leurs conflits d’intérêts dans une section à part. Warren Foster, de l’université McMaster (Canada), offre régulièrement ses services de consultant à American Chemistry Council, la puissante organisation de lobbying de l’industrie chimique américaine. Glen Van Der Kraak, de l’université de Guelph (Canada), est consultant pour les industriels de la chimie et des pesticides Syngentaet BASF. Christopher Borgert possède sa propre société de consultants (…) qui travaille principalement pour l’industrie (…)
Le destin de ce genre de matière scientifique, c’est de servir de pièce jointe dans un email envoyé à un décideur public. Le trouble que jettent simultanément la "critique" (…) sur le rapport Kortenkamp est avant tout utilitaire. Il s’agit pour ces consultants de saper les bases scientifiques de la réglementation, de susciter le doute sur la qualité du travail effectué, sa pertinence. De laisser les traces d’une insatisfaction dans la littérature scientifique et dans l’esprit des régulateurs. Ces consultants scientifiques facturés à l’heure n’improvisent pas, ils suivent un script. Cet usage de la science comme d’un instrument d’influence est une stratégie parfaitement rodée.
Impossible de s’y tromper : ces "événements" sont tous calqués sur l’agenda législatif, réglementaire, parlementaire. En guise de débat démocratique, l’Union européenne se satisfait de ces pince-fesses sponsorisés. Mondanités et présentations Powerpoint ont remplacé la discussion de fond. Leur objectif : façonner l’opinion – des décideurs, car il n’y a, ici, pas de "public" – en pratiquant le blanchiment d’idées. Ici, "quelque chose qui est répété dix fois devient la vérité, quand bien même les faits démontrent le contraire", raconte le fonctionnaire, qui préfère rester anonyme. Surtout quand ils sont enveloppés dans un vocabulaire emprunté (sans son consentement) au monde universitaire. D’où les guillemets autour du mot "conférence".
Tous ces raouts sont également de hauts lieux du networking (réseautage), du pied dans la porte : ce sont les préliminaires du lobbying. Il est plus cruel de refuser un rendez-vous à l’homme dont on a serré la main plutôt qu’à une signature automatique en bas d’un message électronique. La monnaie d’échange : cette carte de visite où le chef d’unité de la Commission ou l’eurodéputé de passage, cajolé comme une pop star éreintée par sa tournée, ajoute à la main son numéro de "GSM" – le téléphone portable dans le dialecte régional.
Ce petit millier de substances chimiques (diéthylthiophosphates, pentachlorophénols, hexachlorocyclohexanes…) est partout dans nos vies : les plastiques, les résidus de pesticides sur les fruits et légumes, les cosmétiques… Et nous est toujours pratiquement inconnu, malgré les campagnes d’alerte de quelques ONG et les travaux scientifiques qui en explorent les méfaits depuis 20 ans. Le Distilbène de sinistre mémoire ? Perturbateur. Le bisphénol A ? Perturbateur.
Leur effet, celui de détraquer notre système hormonal ("endocrinien" est un synonyme d’"hormonal"), pose une vraie question de santé publique. Car les perturbateurs sont accusés de contribuer, entre autres, à l’augmentation de certains cancers, aux troubles de la reproduction, à la perte de points de quotient intellectuel, à des problèmes de comportement chez les enfants (trouble de l’attention, hyperactivité et même autisme), à l’explosion de l’obésité, du diabète de type 2...
Face à ce fléau qui alerte jusqu’aux experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), que fait la Commission de Bruxelles ? Eh bien, jusqu'ici, elle prend son temps et cède aux lobbying féroce des industries et des fabricants de pesticides agricoles.
C’est en tout cas ce que dénonce une enquête minutieuse de la journaliste indépendante Stéphane Horel, déjà auteure d’un excellent documentaire "Endoc(t)rinement", sur le sujet. Son livre, "Intoxication", qui paraît ce jeudi 8 octobre (La Découverte, 304 p., 18 euros) démonte la mécanique infernale des lobbys qui savent menacer, financer et faire rimer "Bruxelles" et "industriels". Voici quelques extraits de son ouvrage.
Quand l’industrie fait la loi (p. 31)
Pourquoi diable faire intervenir des personnes de l’extérieur, a fortiori du monde des affaires, pour contribuer à l’élaboration des lois ? Organiser des auditions pour les entendre est une chose. Leur demander de participer activement en est une autre. Et puis à quoi bon embaucher un personnel surdiplômé si ses compétences ne sont pas exploitées? "La Commission et les institutions de l’Union européenne en général souffrent d’un problème peu connu, mais très important : un vrai déficit d’expertise interne et de moyens", constate Martin Pigeon [chercheur et militant au Corporate Europe Observatory]. Parce que l’expertise manque à l’intérieur, elle est donc recherchée hors les murs. Une externalisation de la compétence que la Commission considère légitime, et même revendique. Avec un sens un peu saugrenu de la convivialité, elle appelle cela le "dialogue avec les parties prenantes" (stakeholders).
Ainsi, la plupart des chantiers législatifs européens impliquent dès le départ des acteurs privés – que ce soient les lobbies industriels ou des organisations qui représentent la société civile. Mais pour quel résultat, si la majorité des experts représentent des intérêts commerciaux ? "La personne à qui vous allez poser la question détermine en grande partie la réponse", décrypte Martin Pigeon. "Si vous demandez à l’industrie chimique ce qu’elle pense d’une réglementation, vous n’allez pas obtenir la même réponse que si vous demandez à un médecin, un universitaire ou un économiste qui n’aurait pas de liens d’intérêt avec l’industrie – ce qui est assez rare, malheureusement."
Or ce "dialogue avec les parties prenantes" qui remplace le débat démocratique à Bruxelles correspond en tous points à une stratégie d’influence. Écrire la loi (ou la détricoter), n’est-ce pas la raison d’être du lobbying ? (…)
Sous ses airs de théorie du complot, cette stratégie revendiquée de "capture du régulateur" est une réalité quotidienne. Elle repose avant tout sur une infiltration réfléchie des lieux d’expertise et de pouvoir. Rien de plus facile quand les sujets sont techniques ou scientifiques. Dépourvus d’expertise interne, les pouvoirs publics dépendent du savoir spécifique détenu par un petit cercle de "sachants". Parmi eux figurent bien sûr les industriels, alors invités à fournir des informations qu’ils sélectionnent d’autant plus soigneusement qu’elles servent à concevoir des réglementations auxquelles ils devront ensuite se plier. Autant dire : un carton d’invitation pour des effets pervers.
Décrédibiliser les scientifiques : un métier (p. 67)
Parce qu’elle n’a pas réussi à se débarrasser du scientifique, l’industrie déplace son attaque sur la science elle-même. Sur le rapport Kortenkamp [rapport du toxicologue Andreas Kortenkamp, publié en 2012 et qui fait le bilan des pathologies imputables aux perturbateurs] tout particulièrement. Peu de temps avant la conférence de la DG Environnement [l’une des directions générales de la Commission de Bruxelles], le 26 mai 2012, une revue scientifique a publié une "critique" du rapport.
Les auteurs se plaignent de son approche "anecdotique" qui ne permet pas d’offrir une "analyse équilibrée" de la littérature scientifique sur les perturbateurs endocriniens. "Nous en appelons à des études supplémentaires, fondées sur les données, pour développer les bases scientifiques nécessaires aux futures décisions politiques", concluent-ils. Certes, la critique et le débat sont consubstantiels à la science. (…) Mais certains débats n’en ont que l’apparence (…)
La "critique", en effet, ne remet pas en question les données scientifiques sur les perturbateurs endocriniens à proprement parler. Si les reproches sont nombreux, ils sont principalement d’ordre méthodologique. Les auteurs chicanent sur des omissions de référence, des choix de vocabulaire, ergotent sur des détails. (…)
Comme c’est désormais la règle dans toute revue scientifique, [les auteurs de cette "critique"] déclarent leurs conflits d’intérêts dans une section à part. Warren Foster, de l’université McMaster (Canada), offre régulièrement ses services de consultant à American Chemistry Council, la puissante organisation de lobbying de l’industrie chimique américaine. Glen Van Der Kraak, de l’université de Guelph (Canada), est consultant pour les industriels de la chimie et des pesticides Syngentaet BASF. Christopher Borgert possède sa propre société de consultants (…) qui travaille principalement pour l’industrie (…)
Le destin de ce genre de matière scientifique, c’est de servir de pièce jointe dans un email envoyé à un décideur public. Le trouble que jettent simultanément la "critique" (…) sur le rapport Kortenkamp est avant tout utilitaire. Il s’agit pour ces consultants de saper les bases scientifiques de la réglementation, de susciter le doute sur la qualité du travail effectué, sa pertinence. De laisser les traces d’une insatisfaction dans la littérature scientifique et dans l’esprit des régulateurs. Ces consultants scientifiques facturés à l’heure n’improvisent pas, ils suivent un script. Cet usage de la science comme d’un instrument d’influence est une stratégie parfaitement rodée.
Les lobbys contre-attaquent (p. 179)
Depuis le début de l’année 2013, une multitude de manifestations mettent en scène les questions des perturbateurs endocriniens, du risque et, plus largement, du principe de précaution. "On peut vraiment citer 2013 comme l’année de la bataille contre le principe de précaution", constate Axel Singhofen, le conseiller des Verts au Parlement. (…). Codirecteur du rapport et ancien conseiller de l’agence, David Gee parle lui aussi et sans hésitation d’"attaque très concertée".
Workshops, lunch-debates, lunchtime discussions, ou plus sobrement "conférences" : difficile de dire combien d’events de ce genre ont lieu chaque semaine à Bruxelles. Et on ne parle même pas de ceux qui ont lieu au Parlement européen. "Je pourrais passer mes journées à aller de l’un à l’autre", soupire un fonctionnaire de la Commission, constamment assailli d’invitations. Les associations professionnelles et surtout les think tanks (laboratoires d’idées) financés par les grandes firmes organisent la plupart d’entre eux, souvent par l’intermédiaire de cabinets de lobbying et de relations publiques. Leur fonction dans l’écosystème bruxellois : organiser la proximité, créer des opportunités d’influence au quotidien (…)Impossible de s’y tromper : ces "événements" sont tous calqués sur l’agenda législatif, réglementaire, parlementaire. En guise de débat démocratique, l’Union européenne se satisfait de ces pince-fesses sponsorisés. Mondanités et présentations Powerpoint ont remplacé la discussion de fond. Leur objectif : façonner l’opinion – des décideurs, car il n’y a, ici, pas de "public" – en pratiquant le blanchiment d’idées. Ici, "quelque chose qui est répété dix fois devient la vérité, quand bien même les faits démontrent le contraire", raconte le fonctionnaire, qui préfère rester anonyme. Surtout quand ils sont enveloppés dans un vocabulaire emprunté (sans son consentement) au monde universitaire. D’où les guillemets autour du mot "conférence".
Tous ces raouts sont également de hauts lieux du networking (réseautage), du pied dans la porte : ce sont les préliminaires du lobbying. Il est plus cruel de refuser un rendez-vous à l’homme dont on a serré la main plutôt qu’à une signature automatique en bas d’un message électronique. La monnaie d’échange : cette carte de visite où le chef d’unité de la Commission ou l’eurodéputé de passage, cajolé comme une pop star éreintée par sa tournée, ajoute à la main son numéro de "GSM" – le téléphone portable dans le dialecte régional.