Victor Hugo :
" le Blanc a fait du Noir un homme"
Extraits
L’Afrique n’a pas d’histoire.
Cette
Afrique farouche n’a que deux aspects:
peuplée,
c’est la barbarie;
déserte,
c’est la sauvagerie.
La
question sociale n’a jamais été posée d’une façon si tragique,
mais la
fureur n’est pas une solution.
Aussi
espérons-nous que le vaste souffle du dix-neuvième siècle
se
fera sentir jusque dans ces régions lointaines,
et
substituera à la convulsion belliqueuse la conclusion pacifique.
Versez
votre trop-plein dans cette Afrique,
et
du même coup résolvez vos questions sociales,
changez
vos prolétaires en propriétaires.
Le
blanc a fait du noir un homme;
au
vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde.
Allez,
Peuples! emparez-vous de cette terre.
Prenez-la.
À
qui?
A
personne.
Discours sur l’Afrique, par
Victor Hugo
Discours sur l’Afrique, par
Victor Hugo
Le dimanche 18 mai 1879, un banquet
commémoratif de l’abolition de l’esclavage réunissait, chez Bonvalet, cent
vingt convives.
Victor Hugo présidait. Il avait à sa
droite MM. Schoelcher, l’auteur principal du décret de 1848 abolissant
l’esclavage, et Emmanuel Arago, fils du grand savant républicain qui l’a signé
comme ministre de la marine; à sa gauche, MM. Crémieux et Jules Simon.
Messieurs,
Je préside, c’est-à-dire j’obéis; le
vrai président d’une réunion comme celle-ci, un jour comme celui-ci, ce serait
l’homme qui a eu l’immense honneur de prendre la parole au nom de la race
humaine blanche pour dire à la race humaine noire: Tu es libre. Cet homme, vous
le nommez tous, messieurs, c’est Schoelcher. Si je suis à cette place,
c’est lui qui l’a voulu. Je lui ai obéi.
Du reste, une douceur est mêlée à cette
obéissance, la douceur de me trouver au milieu de vous. C’est une joie pour moi
de pouvoir presser en ce moment les mains de tant d’hommes considérables qui
ont laissé un bon souvenir dans la mémorable libération humaine que nous
célébrons.
Messieurs, le moment actuel sera compté
dans ce siècle. C’est un point d’arrivée, c’est un point de départ. Il a sa
physionomie: au nord le despotisme, au sud la liberté; au nord la tempête, au
sud l’apaisement.
Quant à nous, puisque nous sommes de
simples chercheurs du vrai, puisque nous sommes des songeurs, des écrivains,
des philosophes attentifs; puisque nous sommes assemblés ici autour d’une
pensée unique, l’amélioration de la race humaine; puisque nous sommes, en un
mot, des hommes passionnément occupés de ce grand sujet, l’homme, profitons de
notre rencontre, fixons nos yeux vers l’avenir; demandons-nous ce que fera le
vingtième siècle. (Mouvement d’attention.)
Politiquement, vous le pressentez, je
n’ai pas besoin de vous le dire.
Géographiquement,-permettez que je me
borne à cette indication,-la destinée des hommes est au sud.
Le moment est venu de donner au vieux
monde cet avertissement: il faut être un nouveau monde.
Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a à côté d’elle l’Afrique.
Le moment est venu de dire aux quatre nations d’où sort l’histoire moderne, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France, qu’elles sont toujours là, que leur mission s’est modifiée sans se transformer, qu’elles ont toujours la même situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et que, si on leur ajoute un cinquième peuple, celui qui a été entrevu par Virgile et qui s’est montré digne de ce grand regard, l’Angleterre, on a, à peu près, tout l’effort de l’antique genre humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l’unité, qui est la vie.
Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a à côté d’elle l’Afrique.
Le moment est venu de dire aux quatre nations d’où sort l’histoire moderne, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France, qu’elles sont toujours là, que leur mission s’est modifiée sans se transformer, qu’elles ont toujours la même situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et que, si on leur ajoute un cinquième peuple, celui qui a été entrevu par Virgile et qui s’est montré digne de ce grand regard, l’Angleterre, on a, à peu près, tout l’effort de l’antique genre humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l’unité, qui est la vie.
La
Méditerranée est un lac de civilisation; ce n’est certes pas pour rien que la
Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers
ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la
barbarie.
Le
moment est venu de dire à ce groupe illustre de nations: Unissez-vous! allez au
sud.
Est-ce que vous ne voyez pas le barrage?
Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et
passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce
monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité,-l’Afrique.
Quelle
terre que cette Afrique! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire,
l’Australie elle-même a son histoire; l’Afrique n’a pas d’histoire.
Une sorte de légende vaste et obscure
l’enveloppe. Rome l’a touchée, pour la supprimer; et, quand elle s’est crue
délivrée de l’Afrique, Rome a jeté sur cette morte immense une de ces épithètes
qui ne se traduisent pas: Africa
portentosa! (Applaudissements.)
C’est plus et moins que le prodige.
C’est ce qui est absolu dans l’horreur. Le flamboiement tropical, en effet,
c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès
de soleil est un excès de nuit.
Eh bien, cet effroi va disparaître.
Déjà
les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France
et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique; la France la tient par l’ouest et par le
nord; l’Angleterre la tient par l’est et par le midi.
Voici que l’Italie accepte sa part de ce
travail colossal. L’Amérique joint ses efforts aux nôtres; car l’unité
des peuples se révèle en tout. L’Afrique importe à l’univers.
Une
telle suppression de mouvement et de circulation entrave la vie universelle, et
la marche humaine ne peut s’accommoder plus longtemps d’un cinquième du globe
paralysé.
De hardis pionniers se s’ont risqués,
et, dès leurs premiers pas, ce sol étrange est apparu réel; ces paysages
lunaires deviennent des paysages terrestres. La France est prête à y apporter
une mer.
Cette
Afrique farouche n’a que deux aspects: peuplée, c’est la barbarie; déserte,
c’est la sauvagerie;
mais elle ne se dérobe plus; les lieux réputés inhabitables sont des climats possibles; on trouve partout des fleuves navigables; des forêts se dressent, de vastes branchages encombrent çà et là l’horizon; quelle sera l’attitude de la civilisation devant cette faune et cette flore inconnues? Des lacs sont aperçus, qui sait? peut-être cette mer Nagaïn dont parle la Bible. De gigantesques appareils hydrauliques sont préparés par la nature et attendent l’homme; on voit les points où germeront des villes; on devine les communications; des chaînes de montagnes se dessinent; des cols, des passages, des détroits sont praticables; cet univers, qui effrayait les Romains, attire les Français.
mais elle ne se dérobe plus; les lieux réputés inhabitables sont des climats possibles; on trouve partout des fleuves navigables; des forêts se dressent, de vastes branchages encombrent çà et là l’horizon; quelle sera l’attitude de la civilisation devant cette faune et cette flore inconnues? Des lacs sont aperçus, qui sait? peut-être cette mer Nagaïn dont parle la Bible. De gigantesques appareils hydrauliques sont préparés par la nature et attendent l’homme; on voit les points où germeront des villes; on devine les communications; des chaînes de montagnes se dessinent; des cols, des passages, des détroits sont praticables; cet univers, qui effrayait les Romains, attire les Français.
Remarquez avec quelle majesté les
grandes choses s’accomplissent. Les obstacles existent; comme je l’ai dit déjà,
ils font leur devoir, qui est de se laisser vaincre. Ce n’est pas sans
difficulté.
Au nord, j’y insiste, un mouvement
s’opère, le divide ut regnes exécute
un colossal effort, les suprêmes phénomènes monarchiques se produisent.
L’empire germanique unit contre ce qu’il suppose l’esprit moderne toutes
ses forces; l’empire moscovite offre un tableau plus émouvant encore. A
l’autorité sans borne résiste quelque chose qui n’a pas non plus de
limite; au despotisme omnipotent qui livre des millions d’hommes à
l’individu, qui crie: Je veux tout, je prends tout! j’ai tout!–le gouffre
fait cette réponse terrible: Nihil.
Et aujourd’hui nous assistons à la lutte épouvantable de ce Rien avec
ce Tout. (Sensation.)
Spectacle digne de méditation! le néant
engendrant le chaos.
La question sociale n’a jamais été
posée d’une façon si tragique, mais la fureur n’est pas une solution.
Aussi espérons-nous que le vaste souffle du dix-neuvième siècle se fera
sentir jusque dans ces régions lointaines, et substituera à la convulsion
belliqueuse la conclusion pacifique.
Cependant, si le nord est inquiétant, le
midi est rassurant. Au sud, un lien étroit s’accroît et se fortifie entre
la France, l’Italie et l’Espagne. C’est au fond le même peuple, et la
Grèce s’y rattache, car à l’origine latine se superpose l’origine grecque.
Ces nations ont la Méditerranée, et l’Angleterre a trop besoin de la
Méditerranée pour se séparer des quatre peuples qui en sont maîtres. Déjà
les États-Unis du Sud s’esquissent ébauche évidente des États-Unis
d’Europe. (Bravos.)
Nulle haine, nulle violence, nulle
colère. C’est la grande marche tranquille vers l’harmonie, la fraternité
et la paix.
Aux faits populaires viennent s’ajouter
les faits humains; la forme définitive s’entrevoit; le groupe gigantesque
se devine; et, pour ne pas sortir des frontières que vous vous tracez à
vous-mêmes, pour rester dans l’ordre des choses où il convient que je
m’enferme, je me borne, et ce sera mon dernier mot, à constater ce détail,
qui n’est qu’un détail, mais qui est immense:
au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. (Applaudissements.)
au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. (Applaudissements.)
Refaire
une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à
la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra.
Allez,
Peuples! emparez-vous de cette terre.
Prenez-la.
À
qui? à personne.
Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la
terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la.
Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue; non pour le sabre, mais pour le commerce; non pour la bataille, mais pour l’industrie; non pour la conquête, mais pour la fraternité. (Applaudissements prolongés.)
Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue; non pour le sabre, mais pour le commerce; non pour la bataille, mais pour l’industrie; non pour la conquête, mais pour la fraternité. (Applaudissements prolongés.)
Versez
votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos
questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires.
Allez, faites! faites des routes, faites
des ports, faites des villes; croissez, cultivez, colonisez, multipliez;
et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des
princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la
liberté!
Ce discours, constamment couvert
d’applaudissements enthousiastes, a été suivi d’une explosion de cris de:
Vive Victor Hugo! vive la république!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire