La lutte contre l’Etat des sociétés sans Etat
par Alain Vidal
La question
de la servitude volontaire est important en philosophie
politique,
un parallèle a été effectué entre l’œuvre de La Boétie et celle de Rousseau.
Pour Pierre
Clastres, La Boétie est « en réalité le fondateur méconnu de l’anthropologie
de l’homme moderne, de l’homme des sociétés divisées […] Ce que La
Boétie ne connaissait pas, nous autres [les anthropologues] pouvons en
acquérir un savoir empirique, issu non plus de déduction logique, mais
d’observation directe ».
La principale thèse de Pierre
Clastres est que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés qui
n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État, mais au contraire des
sociétés construites pour éviter que l’État n’apparaisse. De les nommer, « Sociétés sans Etats », leur donne une connotation négative, les considérant comme inférieures
aux sociétés civilisées, étatisées. A tout moment, quand le chef
commence à dévier de son mandat, qui est de se mettre au service de tous, il
peut être remis en question, se faire évincer, voire éliminé…
Dans son œuvre maîtresse, La Société
contre l’État, Pierre Clastres :
« L’histoire des peuples sans histoire,
c’est l’histoire de leur lutte contre l’Etat. »
.
Il place d’emblée son œuvre dans le
sillage du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, dont il se réclame. La Boétie
« s’intéresse au fonctionnement des machines sociales » dit-il.
Pierre Clastres a effectué de
nombreux travaux de terrain. Chez les Indiens Guayaki au Paraguay, chez les Chulupi, chez les Yanomami, chez les
Guarani du Brésil.
Il expulse l’État de la place centrale
qu’il occupait alors, dans l’anthropologie politique, pour recentrer la
problématique de son apparition autour de la notion de pouvoir contraignant.
La connaissance de cette notion de pouvoir serait spécifique à toute société, ce qui expliquerait
cette tendance naturelle de l’homme à préserver son autonomie vis-à-vis de
celui-ci. Les sociétés premières empêchent activement l’expansion d’un pouvoir,
compris comme despotique et autoritaire.
Pierre Clastres :
« C’est
l’Etat lui-même qui introduit la division, qui en est le moteur et le
fondement ». A
la racine de cette division, « L’inégalité ignorée des sociétés
primitives, celle qui divise le corps social en dominants et dominés ».
« La société où le peuple veut servir le
tyran est historique, […] elle n’est pas éternelle et n’a pas toujours existé,
[…] elle a une date de naissance […] quelque chose a dû nécessairement se
passer, pour que les hommes tombent de la liberté dans la servitude ».
« Malencontre :
accident tragique, malchance inaugurale dont les effets ne cessent de
s’amplifier au point que s’abolit la mémoire de l’avant, au point que l’amour
de la servitude s’est substitué au désir de liberté.
La
« naissance de l’Etat », une « rupture fatale », qui
annonce la « chute de la société dans la soumission volontaire de presque
tous à un seul ».
« le
brutal malencontre qui fait s’effondrer l’avant de la liberté dans l’après de
la soumission ».
Toute
société divisée est habitée d’un Mal absolu.
Les sociétés
primitives ignorent l’Etat parce qu’elles n’en veulent pas. Les Sauvages ne
veulent pas de ça. Pour que les relations entre hommes se maintiennent comme
relations de liberté entre égaux, il faut empêcher l’inégalité. »
La théorie du « tyran » s’applique à tous les
gouvernants, depuis l’aube de l’Antiquité jusqu’aux sociétés capitalistes … L’alliance
de la noblesse d’Etat et du grand patronat anesthésie le peuple par un excès de
spectacles, de divertissements, de « drogueries » comme dit La
Boétie.
Il y a dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, des intuitions très fécondes, qui ont probablement eu une influence sur les théories de Marx…et quantités de chercheurs en sciences sociales.
Les
drogueries qu’évoque l'ami de Montaigne, nous submergent aujourd’hui. Le système capitaliste
est très équipé. Il comble les consommateurs par un excès de plaisirs, de
divertissements et de reconnaissances artificielles qui alimentent la « lutte des places ». Cette lutte n'est pas collective, elle est individuelle visant à obtenir une place plus avantageuse en dehors de toute pensée globale débouchant sur le dépassement de l'économie de marché.
En développant la société de consommation, le système capitaliste fonctionne comme le plus gros dealer de l’Histoire :
« Pour
asservir les travailleurs, le système capitaliste s’appuie sur une hiérarchie de
gestionnaires, de managers et de contre-maîtres ».
La Boétie n’est pas sans rappeler, les théories psychologiques de « soumission librement
consentie », très étudiées en communication, en vente, en politique… 500
ans plus tard, la richesse de cette analyse explique que le Discours
soit aujourd’hui tant repris et commenté.
Il y a là le
refus, de la part des dominants, de toute société progressant dans la mise en
pratique de l’intelligence collective. Le refus d’un bien-être bénéficiant à
chacun au nom de la préservation des privilèges attachés à une caste.
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