L’éducation
populaire du salariat au travail libéré
par Alain Vidal
Dans la revue Résonnances de janvier 2011, l’éducation populaire est présentée comme « une résistance à la
marchandisation », « une construction collective de savoirs et de pratiques
dans un but d’émancipation individuelle et de transformation sociale. »
Ces deux mots clés, marchandisation,
émancipation,
auxquels j’adhère, appelle une question: quelle émancipation sans résistance à
un salariat qui s’est construit dans le développement d’un marché du travail
qui définit l’homme comme une marchandise ?
Sur le marché du travail, de l’ouvrier au
cadre, chacun, dans l’entretien d’embauche, tente de vendre une force de
travail à l’employeur.
Le salariat est
régi par le Code du Travail qui définit très exactement le contrat salarié
comme un rapport de subordination du salarié envers l’employeur :
« En droit du travail, le lien de
subordination caractérise le contrat de travail. Pour la Cour de cassation, le
lien de subordination se manifeste par l’exécution d’un travail sous l’autorité
d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et le devoir d’appliquer les dispositions énoncées
par le droit du travail et de sanctionner les manquements de son
subordonné »
Quelle émancipation attendre
d’un Etat, qui, prétendant garantir les droits fondamentaux (Constitution de
1958), subordonne ces mêmes droits aux intérêts privés des actionnaires. Un
Etat qui collabore ouvertement à la course au profit en organisant, par Pôle
emploi interposé, la vente et l’achat de forces humaines de travail.
Santé, Ecole, Culture…
tous nos droits sont subordonnés à un revenu qui, pour 92% des actifs, dépend d’un travail
salarié…
Toute résistance à la
marchandisation exige nécessairement une remise en question du salariat. Sauf à
revenir à l’esclavage ou au servage, sans le salariat, pas de marchandisation. Sans
travail salarié, pas de prédactionnaires, mais un peuple de producteurs
librement associés dans la démocratie
économique, seule garante de nos droits fondamentaux. L’éducation populaire se
doit d’afficher clairement son objectif, le passage du travail salarié au
travail émancipé. C’est ce que proposaient nos aînés de l’Education populaire à
la charnière du XIXème et du XXème siècle.
Mais depuis plus de
cent ans, cette revendication a été étouffée par des syndicats, partis et
mouvement associatifs réformistes, indignés par les effets du capitalisme, mais
résignés sur les causes. Un peuple figé dans le salariat n’a aucun pouvoir pour
faire respecter les droits fondamentaux.
Un peuple salarié
revendique mais ne décide pas. Sous l’influence du mouvement réformiste, le droit
de revendiquer finit par être assimilé au concept de liberté, et la démocratie au
droit de manifester…
Le minimum de droits
est accordé pour éviter prise de conscience et mobilisation populaires vers un dépassement
du capitalisme, pour éviter que le peuple producteur ne devienne souverain dans
tous les domaines.
Un peuple salarié
n’est pas un peuple émancipé, il est entièrement subordonné aux intérêts privés
des grands actionnaires qui gouvernent toutes les productions dont dépendent
nos droits fondamentaux.
Le conseil des
ministres ne fait qu’appliquer les décisions des grands conseils
d’administration du CAC 40 et du MEDEF. Le gouvernement ne contrôle pas les
marchés mais l’inverse. Quand un chef d’état va à l’étranger, il n’emmène pas
avec lui une délégation de salariés ou de chômeurs en lutte, pour tisser des liens
avec leurs camarades étrangers, non, l’avion présidentiel est bourré de grands
actionnaires qui espèrent signer des
contrats au nom de leurs intérêts privés.
Tout cela renvoie
au concept de marchandise et à la valeur invisible qui la caractérise côté
actionnaire, je veux dire la quantité de travail humain nécessaire à sa
production.
Autre expression clé
« Lire le monde ». Lire la
marchandisation du monde, c’est lire la marchandise, c’est comprendre que le
vendeur ne vend pas un objet plus ou moins long, plus ou moins lourd, plus ou
moins beau, plus ou moins utile…le vendeur ne vend que le temps de travail salarié
cristallisé dans le produit qu’il échange par monnaie interposée contre une
autre quantité équivalente de travail salarié donné par l’acheteur.
Ce premier constat
pose d’emblée la contradiction d’un capitalisme que nous voulons dépasser
ardemment. La contradiction irréductible entre le patron qui n’est intéressé
que par la vente de travail humain dont il tire profit, et le
consommateur qui achète un produit pour son usage, pour son attrait esthétique
etc…
D’un côté, le peuple
qui veut des objets durables et réparables, de l’autre, des actionnaires qui
vendent des objets de plus en plus rapidement jetables, par obsolescence
programmée. C’est l’opposition irréductible entre la valeur d’échange et la valeur
d’usage.
L’intérêt du peuple,
c’est Athènes sans les esclaves…Plus précisément, Athènes avec ces nouveaux
esclaves que sont les machines et les robots. Pour que le temps des hommes
ainsi économisé soit déversé massivement dans les services publics et non dans
des productions de biens et de services à l’usage exclusif des plus riches.
Contradiction
irréductible entre prédateur et producteur, entre ceux accordant la priorité absolue
au profit pour se distinguer par le luxe, et ceux accordant la priorité absolue au progrès
social en fonction du niveau technologique.
« Lire le
monde », c’est « s’éduquer pour acquérir la science de son malheur »
formule chère à Pelloutier, grand animateur des bourses du travail.
Science du malheur, science des heures mal utilisées,
gaspillées au service de prédateurs, heures mal utilisées, sous forme de
tribut, à travailler gratuitement pour l’enrichissement par l’appauvrissement du
temps populaire. Chaque heure gaspillée ainsi est une heure perdue pour
l’instruction, la production des biens vitaux, en un mot pour l’intérêt général.
« S’éduquer pour
acquérir la science de son malheur », la transmettre, pour décortiquer,
remettre en question les idées reçues à l’Ecole de Jules Ferry depuis plus de
130 ans. L’Ecole de Jules Ferry, cette école de la soumission au profit.
On retrouve là, l’opposition
irréductible entre la leçon de Condorcet, l’instruction du peuple pour son émancipation
et celle de Jules Ferry, l’éduquer, le conduire vers le consentement au travail
salarié. L’instruction du peuple pour le peuple revendiquée par la Commune en
opposition radicale à l’éducation du peuple pour les besoins de la bourgeoisie.
« Lire le monde »,
pour comprendre que le rapport aux gens est un rapport au temps, un rapport au
temps de travail salarié exigé pour l’obtention d’un revenu qui donne accès à
plus ou moins de droits.
Rapport aux gens,
rapport donc à l’argent créé par les banquiers pour mesurer le temps
cristallisé dans les marchandises. Du marché aux esclaves au marché du travail
salarié, qu’on soit vendu ou qu’on soit éduqué à se vendre, la vente et l’achat de forces humaines de travail
pour le profit est la préoccupation première du pouvoir politico-bancaire.
Quel espoir d’émancipation
dans la subordination qui fonde le rapport du salarié à l’employeur quand on
sait qu’on ne devient émancipé qu’en quittant
les oripeaux du « mancipare » (en latin, celui qui se vend pour
vivre) ?
« Faire éducation
populaire », c’est distinguer les différents statuts du travail
productif, du producteur librement associé au salarié, en passant par l’esclave
et le serf. C’est, expliquer inlassablement « l’emploi » qui contraint l’employé
à ployer devant l’employeur…
C’est montrer comment
une grande association qui militait pour l’éducation du peuple, (la Ligue de
l’Enseignement) a fini par applaudir aux lois de Jules Ferry sur
« l’éducation », s’alignant ainsi sur l’idéologie du fossoyeur de la
Commune.
Un Jules Ferry
déclarant huit ans après la Semaine sanglante, à l’époque où il préparait les lois
sur l’Ecole, dite publique :
« Il est à
craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et
de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés
peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus
récents, par exemple à cette époque violente et sinistre [la Commune]…
comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871… Il y a deux choses dans
lesquelles l’Etat enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent, c’est
la morale et la politique, car en morale et en politique l’Etat
est chez lui.»
L’Etat fera ainsi de la politique à l’Ecole, sans contre-pouvoir, en
imposant hier comme aujourd’hui, un enseignement de l’histoire hagiographique qui relève du roman
national : le roman des vainqueurs de la Commune.
L’Etat est tellement
bien chez lui, que, l’enseignement de l’histoire et de la philosophie délivré
aux enseignants d’hier et d’aujourd’hui, servira et sert encore de courroie de
transmission à une morale proclamée universelle, mais qui ne tend qu’à
préserver les intérêts de la bourgeoisie au pouvoir.
Jules Ferry a jeté
les bases d’un catéchisme républicain laïc encensé encore aujourd’hui par la
quasi-totalité de l’échiquier politique. Tout écart, tout rééquilibrage
critique de cette conception de la morale et de l’histoire sont considérés comme une atteinte à la neutralité
de la fonction publique, comme un manquement à l’obligation de réserve…
Combien ont élevé la voix tel un Célestin Freinet ?
L’Education
populaire pour « le vivre ensemble »,
bien sûr, mais pour dépasser un arsenal
juridique, pour dépasser des institutions, qui autorisent une minorité de
prédateurs à exploiter le peuple producteur. Non seulement l’exploitation, mais
aussi, et de façon croissante, l’exclusion pure et simple, au nom des faillites
que les actionnaires provoquent chez leurs concurrents pour s’emparer de
nouveaux consommateurs.
Le droit n’est pas la
liberté. La liberté, c’est le droit de produire en fonction de l’intérêt
général, dans le respect des intérêts privés de chacun et de celui de la terre nourricière.
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