Entre enseignants
et ouvriers
échanger est
impossible
par Alain Vidal
L’ouvrier produit des biens matériels périssables, l’enseignant, des biens immatériels non périssables.
Dans l’industrie, l’agriculture et
l’artisanat, la production de biens matériels relève du champ de l’économie,
les ressources matérielles de la planète étant par nature finies. L’économie,
c’est la gestion des ressources périssables, de ces ressources qui s’épuisent
et qui finissent par disparaître à force d’utilisation.
Economiser
relève de la sphère de l’économie qui par définition est la gestion de la
rareté.
Si une certaine quantité de planches
est nécessaire pour construire un meuble, la production d’un autre meuble exigera
l’utilisation d’une nouvelle quantité de planches.
A l’inverse, économiser serait absurde
dans la production des biens immatériels, c’est-à-dire dans le secteur
tertiaire, celui des services. L’économie n’y a pas sa place, pour preuve, les
connaissances, (savoirs, savoir-faire…) nécessaires à la construction d’un
cours d’histoire peuvent être utilisées simultanément par un nombre illimité de
d’enseignants. Par nature, les connaissances existantes sont inépuisables, non
périssables. En outre, un même cours, une fois élaboré, peut être transmis à un
nombre illimité d’auditeurs ou de lecteurs.
Autant,
les biens matériels s’usent dans leur utilisation, autant les biens
immatériels, non seulement ne s’usent pas, mais produisent en circulant
toujours plus de nouvelles richesses immatérielles. D’un côté, les ressources
finies de la planète, de l’autre, les ressources infinies du cerveau.
Une plaidoirie d’avocat, un diagnostic
médical, un acte notarial, une invention, un réglage technique, la conception d'un projet par un ingénieur, un mode d’emploi, un plan, une recette de cuisine, un
savoir-faire, une création monétaire, un crédit bancaire…ne relèvent en tant
que tels d’aucun prélèvement de matières premières.
Il s’agit d’un travail de production
purement cérébrale relevant du seul champ de l’anti-économie.
Quant à la monnaie, elle n’est que
chiffres et lettres, une symbolique immatérielle créée ex-nihilo par le seul
esprit humain, un instrument de mesure pour valeurs marchandes. Contrairement à
une idée plus que reçue, la création monétaire ne relève que du secteur
tertiaire. Dire que la monnaie a une valeur marchande (une valeur d’échange),
cela revient à confondre la mesure qu’indique la balance et la quantité de
pommes de terre pesée…
Ce
préalable effectué, la démonstration va être faite qu’une économie de marché ne
peut concerner que des biens matériels. Les biens immatériels sont
inéchangeables car chacun peut les utiliser immodérément sans que personne
n’en soit privé.
La démonstration sera faite que, sur le marché, un ouvrier
ne peut échanger les fruits de son travail (directement ou par monnaie
interposée) ni avec le travail d’un enseignant, ni avec celui d’une quelconque
activité du tertiaire.
Une marchandise c’est un produit dont la production demande une destruction préalable. C’est le temps socialement nécessaire à la destruction-transformation qui fonde la valeur marchande de la production achevée.
Un temps socialement
nécessaire qui varie en fonction de la concurrence, par exemple,
ce sera le temps qui mesure la destruction de la farine et autres
ingrédients nécessaires à la fabrication du pain...Le concept de valeurs marchandes
est ainsi intimement associé à celui de temps de production.
Comment,
dans ces conditions, mesurer un temps
de destruction qui par nature n’existe pas puisque dans la production d’un bien immatériel, un
cours, un roman, une plaidoirie, un diagnostic, l’ouverture d’un crédit
bancaire…on ne constate aucune destruction préalable des
« matériaux » immatériels utilisés ?
Comment, dans ces conditions parler d’un
marché de la connaissance ?
L’alphabet indispensable à l’écriture
de la langue et cependant utilisé un nombre incalculable de fois, ne
s’est jamais trouvé en rupture de stock depuis son invention bien avant Jésus-Christ,!
Même chose pour le théorème de
Pythagore qui n’a pas pris une ride malgré son utilisation immodérée depuis 2500
ans, par contre le lait de brebis qu’a bu le mathématicien de Samos pour fêter
son invention, n’a servi qu’une seule et unique fois, et pour cause !
Aucun objet matériel ne se produit
sans destruction.
Mais
comment se fait-il que l’enseignant, le chauffeur routier, le médecin,
l’infirmière, l’architecte, le banquier…qui ne produisent aucune marchandise,
disposent de revenus avec lesquels ils achèteront de vraies marchandises, du
vin, des chaussures, une voiture, des épingles à linge ?
En réalité, les revenus des métiers du
tertiaire (les services) viennent, directement
ou indirectement, de prélèvements effectués sur la vente de ces
productions matérielles que sont les
marchandises.
C’est
ainsi qu’à la source de tout revenu, on trouve le travail de l’ouvrier.De l’allocation
chômage jusqu’au revenu vertigineux d’un grand patron, en passant par un smic
ou le salaire d’un cadre supérieur, les subventions aux associations ou la
rémunération d’un médecin.
De dire que les services produisent
des marchandises et participent à la
croissance du PIB n’est qu’interprétation erronée de la réalité, un vulgaire
tour de passe-passe, quand on sait que les soi-disant « salaires et
profits » des services dits marchands proviennent des seules activités des
secteurs primaire et secondaire.
Ce
constat ne signifie pas que les services ne jouent aucun rôle dans la production des marchandises, pas du tout,
ils sont tout simplement complémentaires, mais la complémentarité et l’échangeabilité
sont incompatibles.
Si le travail du cœur et celui des
reins sont indispensables au fonctionnement de notre corps, il ne viendrait à
l’idée de personne d’imaginer qu’on puisse considérer leurs activités comme
relevant d’un système d’échange. Fort heureusement, la médecine n’évalue pas notre santé par un chiffre comme on le
fait si grossièrement avec le PIB qui soi-disant mesure la bonne santé ou la
mauvaise santé du corps social d’un pays
à l’aide de la seule production de valeurs marchandes.
Sans la recherche, la médecine, la
formation…les technologies ne seraient pas ce qu’elles sont, sauf que, comme
j’en ai fait la démonstration, les métiers de service se situant en amont ou en
aval de la sphère de l’économie, ne peuvent humainement parlant être
comptabilisés car relevant de la seule sphère de l’abondance, par nature
incommensurable.
La
rareté mesurable n’est pas échangeable contre l’abondance non mesurable
Ainsi,
l’argent créé par les banquiers sur la base des seules marchandises produites
irriguera directement ou indirectement le corps social.
Directement, l'ouvrier par exemple,
fabriquant des chaussures paiera à l’aide de son salaire, le médecin, son billet
de train, des cours particuliers pour son enfant…
Indirectement, le médecin, l'employé de la
SNCF, le prof, le banquier avec l’argent reçu du travail de l’ouvrier, paieront
biens matériels et immatériels dont ils ont besoin d'où l'illusion entretenue
d’un échange. L'illusion d'une économie de marché...réduite à 10% seulement de
la population « active » !
Ces trois secteurs totalisent moins de
10% de la population active! En effet, les statistiques de l’INSEE annonçant le
pourcentage des travailleurs du primaire et du secondaire comptabilisent non
seulement les ouvriers mais aussi le personnel des bureaux, de la recherche,
des transports…ce qui donne une image déformée de la réalité.
Il
en résulte que 90 % des activités privées et publiques se situent par la force
des choses hors du marché, hors de toute préoccupation d’ordre économique.
Une autre catégorie de monnaie est
créée sous forme de crédit en tant que promesses sur des valeurs
marchandes à venir…et qui souvent ne viennent pas ! D’où la crise, une
crise qui se traduit par un accroissement des taxes et des impôts et par la
réduction drastique du service dit public,
ainsi les spéculateurs sont indemnisés pour le butin qu’ils n’ont pas obtenu
par la voie habituelle.
Au-delà de la fausse
distinction entre services privés qualifiés abusivement de marchands et services
publics réellement non marchands on doit on
doit par souci de clarté, distinguer deux grandes catégories d’activités
La première qui relève des biens
rivaux (biens matériels), la deuxième qui relève des biens non rivaux (biens
immatériels).
Une classification
qui met en lumière le concept de rivalité dont l’émergence délimite la
frontière entre l’histoire et la préhistoire, entre la coopération dans la
libre circulation des savoirs et savoir-faire, et la compétition dans la
confiscation des technologies. Confiscation
au nom de la rivalité opposant des concurrents à la plus grande fortune ne se complaisant que
dans l’accumulation sans fin.
Aujourd’hui, de par
les gains de productivité, il en résulte que seuls les rentables trouvent un
emploi, ce qui ne fait qu’accroître la foule des chômeurs non rentables …
Depuis 5000 ans, par la contrainte physique puis par le
brevet sur invention, une minorité
s’octroie des privilèges dans la domestication de l’homme par l’homme.
Les valeurs marchandes
matérielles produites par les ouvriers (salariés, esclaves), et par de petits
propriétaires (dits indépendants, mais fortement imposés), étant redistribuées aux
travailleurs des services en fonction du seul intérêt qu’y trouvent les
dominants. Une minorité parmi ceux-là échappe aux conditions de vie du plus
grand nombre, tel l’esclave vivant dans le luxe en tant que conseiller du
prince ou, aujourd’hui, le pdg salarié, grand serviteur d’actionnaires.
Ainsi, les inventions qui pendant si longtemps avaient réduit
considérablement le labeur des hommes, deviennent aujourd’hui, entre les mains
d’une poignée d’addicts à la surpuissance, des armes de destruction massive de
l’humain et de son environnement.
Un droit de propriété
permet au seul possesseur de la pomme de
la manger, mais comment prétendre être propriétaire d’une idée quand tout un
chacun peut l’utiliser sans que personne ne soit exclu de son
utilisation ? Le terme de propriété intellectuelle n’est pas conforme, en
réalité, nous avons affaire à un droit négatif qui interdit à des tiers
d’utiliser une invention sans l’autorisation de l’inventeur.
Les
capitalistes en déclarant rivaux des
biens non rivaux, entretiennent la guerre de tous contre tous par des péages
autorisant ou non l’accès aux biens immatériels
Au fronton de nos
aspirations, il faut exiger l’inscription des biens non rivaux au patrimoine de
l’humanité, condition première de la construction d’une démocratie authentique.
La confiscation des biens non rivaux faisant artificiellement
de ces derniers des objets de rivalité, nous enferme dans une logique infernale
qui nous fait socialement régresser dans une abondance technologique réelle
mais dont l’accès ne nous est autorisé que par un chantage permanent au droit de
vivre.
Par la confiscation
du patrimoine immatériel de l’humanité, le grand patronat recrée
artificiellement une pénurie de technologies afin de nous faire croire à la
nécessité de travailler toute une vie pour satisfaire nos besoins fondamentaux.
Dans la libre
circulation des inventions, et pour un niveau de vie incomparable, nous n’aurions
à travailler qu’un très faible pourcentage du temps qui nous est imposé
aujourd’hui.
Quel paradoxe d'exiger que les revenus des services (médecin,
conducteur de train, enseignant, livreur, artiste, chercheur, infirmière,
banquier...) dépendent d’une mesure alignée sur un temps de production de biens
matériels, quand on sait que ce temps ne cesse de décroître sous l'effet du
progrès technologique et des gains de productivité.
Le marché capitaliste
n’existe que dans la gestion de la rareté, l'abondance technologique si elle
était enfin reconnue d’intérêt général représente le pire des cauchemars pour
le grand patronat, et pour cause, dans la satisfaction des besoins de bien
commun (nourriture, éducation, santé, logement..) la rivalité entre grands
patrons deviendrait impossible.
Dans une société de prospérité où le progrès
technologique irait de pair avec le progrès social, qui serait assez fou
d’aller perdre son temps dans la fabrication
de montres de grand luxe demandant des centaines d’heures ou dans la
production de yachts exigeant des millions d’heures de travail humain, quand on
sait que toute heure gaspillée pour le marché du luxe est une heure de perdue
pour l’intérêt général, pour la construction dans le beau, l’utile et
l’agréable, d’écoles, d’hôpitaux, de logements…
Avec le capitalisme
on en arrive à une contradiction insurmontable :
pour accéder à des
services qui participent à la diminution inexorable du temps de production des marchandises,
on nous taxe avec une monnaie alignée sur ce même temps qui lui, ne cesse de
disparaître !!!
En s’obstinant à faire une richesse de la production marchande
le capitalisme nous fait vivre en dessous de nos moyens.
Du jour au lendemain,
si les biens non rivaux étaient enfin reconnus pour ce qu’ils sont, nous
pourrions enfin passer d’une société de l’échange à une société de partage, dans laquelle, les
activités des uns et des autres enfin reconnues comme complémentaires et non
échangeables, nos activités ne contrediraient plus l’intérêt général mais relèveraient
du droit de tous à la vie.
Dans la libre circulation des richesses immatérielles,
l’échange devient obsolète ainsi que tous les prélèvements (taxes, impôts…) et
cède naturellement la place au partage
des richesses matérielles entre tous, avec un revenu d’existence de la
naissance la mort. Un revenu d’existence
parce que nous sommes tous les héritiers d’un patrimoine cérébral que nos ancêtres lointains nous ont légués
gratuitement .
Le niveau de vie
ferait un bond extraordinaire dans le respect de l’humain et de son environnement.
Si, dès l’aube de
l’humanité, ce droit inique de propriété intellectuelle avait été la règle, la
circulation des savoirs et savoir-faire aurait à un tel point été ralentie que nous n’en
serions peut être pas même à l’invention du feu.
N’oublions jamais que, sans la liberté d’accès aux biens non
rivaux, jamais un cerveau si proche de celui d’un singe, aurait pu évoluer pour
devenir celui par lequel l’humain s’accomplit, celui de l’homo sapiens, celui
de la mémoire, de l’anticipation, celui du monde des idées, celui de la
création artistique, de Lascaux au Tassili, celui de ces œuvres qui n’ont pas
de prix car jaillies d’une vie d’avant l’invention chronophage du profit.
D’avant l’invention la
plus sinistre qui soit, la domestication de l’homme par l’homme, pour que
fonctionne un marché très particulier, un marché privatif, celui du luxe, celui
où, bien au delà des besoins vitaux, l’on
se vautre dans la consommation excessive.
Une consommation qui donne l’illusion d’un pouvoir
quasi divin par le contrôle de la dépense
du temps des gens, par le développement de l’enrichissement par
l’appauvrissement.
C’est l’avidité
contre l’altérité, c’est le luxe qui luxe le corps social, l’écartèle, le
démembre.
Le luxe, cette esthétique de la domination.
Le luxe, signe de
l’honorabilité, du prestige, de la distinction par l’humiliation, humiliation des déshérités de
la Terre par l’héritage confisqué.
Cet héritage,
patrimoine de savoirs patiemment accumulés depuis la nuit des temps, constitue une mémoire commune, un cerveau universel.
Pour le somptuaire
dont la fonction est d’intimider les peuples, combien de sociétés solidaires anéanties,
combien d’humains, transformés en esclaves pour la construction de palais
antiques, transformés en ouvriers miséreux pour l’érection du château d’un roi qui se prenait pour le soleil,
sans oublier les vagues de migrants édifiant des résidences hollywoodiennes.
Construit dans la coopération, l’humain se détruit dans la domestication
Alain Vidal