La Mafia a été montrée sous un jour romantique par la littérature et le cinéma, mais son pouvoir en Sicile et en Italie a toujours vu se dresser contre lui des mouvements à la base, d'après Tom Behan.
La Mafia sicilienne et sa cousine
américaine ne sont pas des Robins des Bois qui volent les riches pour
donner aux pauvres. Leur but est l'enrichissement
personnel. La Mafia était et demeure une bande d'assassins
égoïstes et ultra-violents.
La Mafia a émergé en Sicile avec le
capitalisme. L'Italie n'a réalisé son unité nationale qu'en 1861. Les
divers Etats qui coexistaient auparavant dans la
péninsule italienne étaient très faibles et n'avaient aucun
intérêt pour des contrées éloignées comme la Sicile.
La féodalité n'avait pris fin dans
l'île qu'en 1812. Sous le système féodal, les propriétaires fonciers
disposaient, pour gérer leurs domaines, de leurs propres
armées qui faisaient régner leur loi. La vie des paysans était
très dure.
Les propriétaires n'avaient pas un
grand intérêt pour leurs domaines autrement que comme source de revenus.
Ils n'y vivaient pas et les visitaient rarement,
résidant plutôt à Naples ou à Palerme, la capitale de la Sicile.
Les sbires des propriétaires
imposaient le paiement des fermages. C'est parmi ces gens que la Mafia a
commencé à apparaître. Elle commença à extorquer de
l'argent, acheter des terres et devint capitaliste à une échelle
modeste, s'insérant dans les Etats locaux.
Même après l'unification, l'Etat
italien nouveau était faible et s'appuyait sur des hommes forts
régionaux. Cette période a été brillamment illustrée en 1963 par
le film Le guépard, de Luchino Visconti, basé sur un roman de
Giuseppe di Lampedusa.
La Mafia agissait comme un tampon
pour la classe dirigeante, ce qui lui permettait de régner dans une
situation de grande pauvreté, où les gens étaient prêts à
tout pour améliorer, même d'une façon minime, leurs misérables
existences.
Au lieu de formuler des
revendications auprès du système politique, ils allaient voir le patron
local de la Mafia pour obtenir un emploi, une augmentation de
salaire, ou même des meubles.
La Mafia était vue comme la force
la plus immédiate qui avait le pouvoir d'aider les gens. Pour les
puissants qui soutenaient la Mafia, c'était très agréable que
les gens ordinaires s'abstiennent de lutter contre le système.
Lorsque la classe ouvrière se mit
réellement à lutter, la Mafia connut une crise grave - le meilleur
exemple étant le mouvement des Fasci Siciliani de 1892-95.
C'était un mouvement populaire, qui créa des organisations
démocratiques. Ils furent finalement brisés par l'Etat.
Mais ils étaient si puissants que
la Mafia n'osa pas les attaquer de front. En fait, beaucoup de mafiosi
de base rejoignirent le mouvement, abandonnant leurs
gangs.
Au début du 20ème siècle, des
centaines de milliers de pauvres émigrèrent du sud de l'Italie aux
Etats-Unis, où le capitalisme se développait rapidement sans
excès de régulation.
Jusqu'à un certain point ils
reproduirent le système qu'ils avaient laissé derrière eux en Sicile. Il
y avait toujours une déférence pour les gens 'haut placés'
et la peur des gens à la gâchette facile. Les émigrés italiens
subissaient racisme et exclusion.
Le capitalisme
Les autorités américaines n'étaient
pas mécontentes de permettre au crime organisé d'opérer pour son compte
en faisant régner l'ordre dans la communauté
immigrée.
D'autre part, il y avait aussi,
dans les années précédant la Première Guerre mondiale, une implication
massive des travailleurs italiens dans les grandes luttes
ouvrières et dans le syndicat très actif Industrial Workers of the
World (IWW).
Pendant la Deuxième Guerre
mondiale, l'armée US a utilisé la Mafia lors de son invasion de la
Sicile en 1943. Les Américains et les Anglais voulaient remplacer le
régime fasciste de Benito Mussolini en Italie. Il y avait une
résistance démocratique au fascisme, mais elle venait de la gauche et
les Américains et les Anglais s'y opposèrent.
Ils voyaient qu'il y avait une
autre structure, qui n'était ni démocratique ni de gauche, et avec
laquelle ils avaient des contacts - la Mafia. Des agents
américains ont admis avoir rencontré le patron de la Mafia Don
Calogero Vizzini - qui fut fait maire de sa ville par l'armée
américaine.
Charles Poletti, dirigeant de
l'administration alliée de l'île, était très conscient de ce qu'étaient
ses interlocuteurs. Son interprète, Vito Genovese, était un
mafioso qui avait été expulsé de New York avant la guerre.
Il avait fait de grasses donations
aux fascistes de Mussolini et avait donné des réceptions aux dirigeants
nazis dans son château en Italie. Mais il fut prompt à
changer de camp lorsque l'invasion commença.
Genovese fit même cadeau à Poletti
d'une berline Packard. Il fut arrêté en 1944 pour avoir organisé dans le
port de Naples d'énormes détournements de carburant et
de nourriture destinés à la population et qui se retrouvaient sur
le marché noir.
La Mafia en Sicile et la Camorra à
Naples ressuscitèrent pendant l'occupation alliée. Elles fournissaient
le maintien de l'ordre face à des forces de gauche en
progrès.
Les premières élections régionales
d'après guerre se tinrent en Sicile en avril 1947. L'alliance
communiste-socialiste, qui promettait la réforme agraire,
remporta 29 sièges au parlement sicilien contre 19 aux
chrétiens-démocrates pro-américains.
Dix jours plus tard, le 1er mai,
des paysans s'étaient rassemblés à Portella della Ginestra, une vallée
entre deux villages, pour célébrer leur victoire
électorale et la fête du travail. Au moment où le premier orateur
prit la parole une fusillade éclata.
Les gens se plaquèrent au sol mais
il n'y avait pas de fuite possible. Douze personnes furent tuées, parmi
lesquelles quatre enfants. C'était un message de la
classe dirigeante disant que le peuple avait peut-être gagné la
bataille électorale, mais pas la guerre de classe.
A la suite du massacre la gauche
fut intimidée, subi une défaite sévère, même si elle n'était pas
entièrement annihilée. Les chrétiens démocrates devaient diriger
l'île pendant des décennies, et l'Italie pendant 50 ans, avec le
soutien actif de la Mafia.
A sept reprises le premier ministre chrétien démocrate Giulio Andreotti a été profondément impliqué avec la Mafia.
Il fut mis en examen pour avoir
organisé le meurtre d'un journaliste. Il fut même déclaré coupable
d'avoir rencontré un dirigeant de la Mafia dans son bureau de
Rome.
Mais du fait du statut d'immunité
qui règne en Italie, cet homme dont il fut prouvé qu'il avait menti
vingt-sept fois devant un tribunal, fut relaxé. Le tribunal
décida que l'accusation d'implication avec la Mafia était
prescrite par le temps écoulé pendant la durée du procès.
Andréotti, dont les Italiens disent
qu'il 'sent la Mafia', siège toujours au parlement en tant que sénateur
à vie, et a soutenu le gouvernement de centre gauche
de Romano Prodi lors de votes décisifs.
L'intimidation de l'opposition
Au début des années 1990, un important mouvement anti-Mafia émergea en Sicile après l'assassinat de deux juges qui enquêtaient sur elle.
Lorsque le président italien et d'autres huiles vinrent de Rome assister aux funérailles de l'un des magistrats, des milliers de personnes entourèrent la cathédrale de Palerme en criant 'la Mafia (ils voulaient dire les politiciens) hors de la cathédrale!' Les plus hauts représentants de l'Etat italien durent être évacués précipitamment.
Ce mouvement n'alla pas assez loin ni assez vite. Il réussit à faire élire un maire de Palerme anti-Mafia qui fut efficace à certains égards mais qui n'était pas préparé à affronter un système de pouvoir.
Aujourd'hui le 'mouvement
anti-Mafia' tient souvent des conférences dans des hôtels cinq étoiles
et publie des rapports que personne ne lit - même si des
campagnes éducatives dans les écoles n'ont pas fait de mal.
Le président de la région sicilienne, Salvatore Cuffaro, a visité Corleone (le village sicilien du film Le parrain) en avril dernier pour inaugurer un
nom de rue à la mémoire de la capture, un an plus tôt, du chef de la Mafia Bernardo Provenzano.
Cuffaro a dû éviter le débat
anti-Mafia prévu pour l'après-midi, certains magistrats instructeurs
devant y intervenir essayant de le poursuivre pour collusion
avec la Mafia.
La semaine dernière il a été
déclaré coupable d'avoir conclu des accords avec la Mafia et condamné à
cinq ans de suspension, condamnation dont il a fait
appel.
Néolibéralisme
Un élément nouveau est la campagne
organisée par un groupe de jeunes gens pour que les commerçants cessent
de payer pour leur protection. A l'heure actuelle 80%
d'entre eux sont rackettés.
La Mafia s'est adaptée très vite au
monde néolibéral dérégulé. A Puglia, le crime organisé s'est développé
pour répondre aux besoins de la guerre civile en
Yougoslavie, échangeant des armes contre de la drogue ou
transportant des personne hors de la zone des hostilités.
Ceux qui gagnent gros aujourd'hui
sont les entrepreneurs de décharges d'ordures et de santé privée. Les
employeurs du nord de l'Italie, et d'autres pays, qui
veulent se débarrasser d'ordures dangereuses peuvent le faire à
très bon marché en payant la Camorra, l'équivalent napolitain de la
Mafia, qui les jette n'importe où dans la région entourant la
ville.
On assiste à une progression des
cancers et autres pathologies du fait que la nappe phréatique et la
chaîne alimentaire sont polluées par des dépôts massifs
d'ordures dangereuses.
C'est une des raisons des protestations en cours à Naples au sujet des dépôts d'ordures.
En Sicile, la Mafia s'est installée dans le secteur de la santé lorsque l'Etat a vendu celui-ci à des investisseurs privés.
La Villa Santa Teresa a été transformée par la Mafia en une des meilleures cliniques cancérologiques d'Europe.
Michele Aiello, le directeur, était
déjà l'homme le plus riche de Sicile en 2000 d'après l'impôt sur le
revenu, et en 2001-2002 il a reçu plus de 80 millions
d'euros de fonds publics.
Plus de 500 emplois ont été créés
dans une zone de chômage chronique, et l'on dit qu'Aiello a fourni des
places à des proches de hiérarques policiers.
Cette clinique pourrait être
utilisée pour blanchir de l'argent sale, mais c'est un bon
investissement comme source régulière de financements publics.
Les politiciens fixent les prix que
les opérateurs privés pratiquent - ces mêmes politiciens qui ont des
liens avec la Mafia. Des enquêtes ont montré que ces
cliniques ont des tarifs de 40 à 45 % plus élevés que la normale.
Aujourd'hui beaucoup des mafiosi de
haut rang qui ont été arrêtés sont à la fois des consultants dans les
hôpitaux de Palerme et des chefs de gangs de la Mafia.
La Mafia se transforme de plus en plus en une entreprise normale.
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