mardi 21 février 2012

Jacques Duboin, le dernier des utopistes



Au programme : un revenu égal pour tous, une réduction massive du temps de travail et l’instauration d’une « monnaie de consommation » rendant toute thésaurisation impossible

Jacques Duboin, le dernier des utopistes



Supplément Economie du Monde du 22 juin 1999
par B. KAPP
22 juin 1999
Nous sommes en 1932. La France s’enfonce dans la dépression économique, comme le reste de la planète. En trois ans, la production a reculé de 30 % et le chômage prend des proportions dramatiques. Pour beaucoup, le système capitaliste a fait la preuve de sa nocivité. Mais par quoi le remplacer ? La proposition la plus radicale - et la plus étonnante - vient d’un ancien banquier de cinquante-quatre ans, Jacques Duboin, qui a publié un petit livre au titre prophétique (La Grande Relève des hommes par la machine) et qui fonde dans la foulée le Mouvement français pour l’abondance ; avec, au programme, un revenu égal pour tous, une réduction massive du temps de travail et l’instauration d’une « monnaie de consommation » rendant toute thésaurisation impossible...
Jacques Duboin, qui est loin d’être un fantaisiste marginal (il a longtemps été député de Haute-Savoie et a même occupé le poste de sous-secrétaire d’État au Trésor), a construit une argumentation extrêmement séduisante. La crise économique mondiale, explique-t-il, n’est pas conjoncturelle, mais structurelle  : elle résulte des contradictions croissantes entre le progrès technique et le mode de fonctionnement de la société capitaliste. Pour lui, le point fondamental est l’irruption de la machine et du moteur dans le système productif. Car la mécanisation réduit les besoins en travail humain. Les gains de productivité spectaculaires obtenus pendant les années 20 dans les industries les plus modernes, comme l’automobile, ne sont pour Jacques Duboin qu’une première illustration du phénomène. L’avancée des connaissances ne peut qu’accélérer la mutation de l’appareil industriel, qui va produire de plus en plus de richesses avec de moins en moins de main d’oeuvre.
Conclusion : le monde est désormais entré dans l’ère de l’abondance.
Or la logique du système capitaliste, qui s’est formée à une époque où les hommes échangeaient entre eux des biens à fort contenu de travail, reste celle de la rareté. Pas question de produire à plein régime pour satisfaire les besoins de la population à faibles coûts. La loi du profit oriente plutôt les entreprises vers des produits et des services qui peuvent être vendus à bon prix. Ce qui aboutit parfois à l’organisation de la pénurie. Exemple : on détruit régulièrement une partie des récoltes parce que les prix du marché sont trop faibles, alors que des millions de personnes meurent de faim...
Que faire pour que tout le monde puisse pleinement profiter des bienfaits de la science et des techniques ?
Changer de logique. Et passer d’une économie de l’échange à une économie de la répartition. Ce qui suppose de tirer un trait sur le passé et de réorganiser l’économie et la société sur de nouvelles bases. « Le rôle social de la machine économique, écrit Jacques Duboin, ne doit plus être de fournir du travail (entreprise chimérique, même à l’ère de la rareté), mais de procurer des produits et des services. » Le nouveau système réglera le problème de la misère et, plus généralement, celui de l’inégalité.
Chaque citoyen recevra de l’État une somme mensuelle fixe qui lui permettra de couvrir l’ensemble de ses besoins en matière d’alimentation, d’habillement, de mobilier, de transport, de loisirs, etc. Ce revenu social sera le même pour tous (sauf pour les enfants qui ont des besoins plus importants !). Bien que ce revenu soit un droit, le citoyen devra assurer en contrepartie un service social en participant à la production. L’État et les collectivités locales seront chargés de répartir le travail entre tous, en utilisant au mieux les connaissances et le savoir-faire de chacun. La durée de ce service social ? Elle se réduira au fur et à mesure de la rationalisation de la production et des progrès du machinisme. Et la réduction progressive du temps de travail permettra de dégager un temps de loisir de plus en plus important, pendant lequel chacun pourra se livrer à des activités librement choisies.
L’État, qui sera propriétaire des moyens de production, aura pour mission essentielle de réaliser l’équilibre économique en fixant d’une part, le volume des revenus distribués et, d’autre part, en organisant l’offre de produits et de services susceptibles de répondre à la demande. Les comportements évoluant sans cesse sous l’influence de la mode et de l’innovation, il conviendra d’analyser le plus souvent possible les statistiques de vente, précise Jacques Duboin, afin de déterminer ce que les consommateurs désirent et modifier les plans de production en conséquence.
Quant à la monnaie, elle aura un rôle extrêmement limité dans le nouveau système. L’épargne perdant toute utilité sociale (les investissements en capital fixe décidés par la collectivité seront assurés par un petit effort de travail supplémentaire), on cherchera à rendre la thésaurisation impossible.
D’où le recours à une « monnaie de consommation » d’un nouveau genre, qui ne servira qu’à gérer le revenu individuel. Gagée sur la production et non plus sur des réserves d’or ou de devises, cette monnaie ne sera utilisable que pendant un laps de temps limité, de l’ordre de quelques mois. Étant entendu que les consommateurs devront effectuer leurs très gros achats (les voitures, par exemple) en effectuant des paiements par tranches.
Par la suite, Jacques Duboin développe et affine son système dans une série de petits textes publiés entre 1934 et 1955. Chemin faisant, il balaie à coups de formules les objections présentées par ses lecteurs. Pourquoi irait-on travailler si l’on a de toutes façons droit à un revenu égal pour tous ? Parce que ce sera un geste civique. On accepte d’être mobilisé pour les horreurs de la guerre, mais acceptera-t-on de l’être pour les bienfaits de la paix ? Comment peut-on réduire la quantité de travail si les besoins à satisfaire ne cessent d’augmenter ? En limitant la production aux biens et aux services véritablement utiles et en éliminant les besoins artificiellement créés par la publicité. Etre riche, en régime d’abondance, c’est user des bonnes choses de l’existence sans jamais en abuser.
Jacques Duboin apparaît ainsi comme l’un des derniers utopistes, rescapé d’un âge où l’on accordait une confiance sans limites à la bonté naturelle de l’homme. Ce qui lui a valu d’être totalement - et injustement- ignoré par l’establishment de la pensée économique. Et de sombrer dans l’oubli des bibliothèques.
Ne serait-il pas temps de republier quelques-uns de ces textes bourrés d’idées rafraîchissantes ?


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